À Kreutzer…

Ce fut en octobre 1923, à l’âge de soixante neuf ans que Leoš Janáček (1854-1928), inspiré par le célèbre Quatuor Bohémien et à la demande de celui-ci, se décida à composer le premier des deux quatuors programmatiques. C’est à Brno qu’il élabora son «Quatuor sous l’impression de la sonate à Kreutzer de L.N. Tolstoï».

Étant donné la nature constamment dramatique de la production de Janáček, son caractère profondément littéraire dans l’attrait pour l’introspection psychologique russe du XIXème siècle et les recherches avancées sur la transposition musicale de la langue tchèque, il n’est pas surprenant qu’à la fin de sa carrière, le compositeur se soit attelé à une musique de chambre inspirée par un récit pareil. Il semble aussi que son quatuor reprenne des idées musicales ébauchées jadis pour un trio inachevé et abandonné dans les années 1908/1909.


Leos Janacek

Leoš Janáček
 

Mais pourquoi donc la Sonate à Kreutzer ? Il faut avouer que la nouvelle du russe, publiée en 1891, avait ébranlé la réflexion sinon la vie affective de plusieurs générations. Tolstoï avait réussi là l’une de ses plus brillantes synthèses des sentiments de jalousie en dépeignant, avec une terrible et mortifère gradation, un bourgeois misogyne et orgueilleux. Le drame conjugal de Pozdnysev, despote jaloux, renfermait une série de thèmes fondamentaux qui avaient, pendant de longues années, constitué les projets musicaux de Leoš Janáček : l’amour, la jalousie, le crime et le châtiment, les cruelles limitations de la liberté humaine et l’insupportable injustice, souvent meurtrière, à l’égard de la femme-martyre. Qu’on écoute Jenufa ou Katia Kabanova et l’illustration de toutes ces passions au moyen de procédés musicaux de plus en plus efficaces et condensés, et l’on comprendra aisément les motivations d’une évocation musicale du drame de Tolstoï.

Mais le compositeur n’aborde pas l’œuvre du romancier pour l’illustrer comme un film. Il ne veut absolument pas présenter son quatuor comme un récit de meurtre et de jalousie, du heurt tragique entre la sexualité futile et la richesse émotive de la musique. Loin de lui, également, l’idée de méditer sur la philosophie critique de Tolstoï et de laisser croire que sa musique résulte d’une impression musicale surgissant de la lecture de la nouvelle. Le quatuor, dans son intégralité est une vive protestation, une dénonciation des injustices citées dans l’ouvrage, mais en les révélant de manière universelle. Là où Tolstoï est défenseur de l’homme, médite sur l’impossibilité de l’amour et la morale misogyne, Janáček défend la femme et propose un point de vue très moderne pour l’époque. Défendre les droits féminins, voilà une tâche bien ardue au début du XXème siècle. «J’avais en vue la pauvre femme, torturée, frappée, assommée…». Voilà ce qu’on peut lire dans une lettre du compositeur en 1924 à propos de son œuvre. Souci d’universalité à travers une dramaturgie absolue et non d’anecdote ! C’est ainsi que l’enjeu principal de l’œuvre réside dans le personnage féminin, emblème constante du musicien tchèque.


Tolstoï, Léon

Léon Tolstoï (1828-1910)


Alors, chaque instrument est une voix, un personnage expressif qui déploie un langage direct et profondément tragique qui va « de la plainte au cri ». La couleur toute particulière de l’œuvre est due à l’utilisation abondante de l’intervalle de quarte et de seconde ainsi que l’usage de gammes (modes) populaires d’Europe Centrale, que le compositeur recherchait avec force. Car il était aussi un grand défenseur de l’originalité de son pays, de ses coutumes et surtout de sa langue. Si les opéras de Smetana et Dvorak étaient en écrits en allemand ou reprenaient les tournures musicales du romantisme allemand (surtout de Wagner pour Smetana et de Brahms pour Dvorak), le travail central de Janáček se trouve sur les rapports entre la langue tchèque et la manière de la chanter. Formée de nombreuses consonnes qui ne se prêtent pas au chant d’influence italien ou allemand, il développe un langage musical adapté, fait de petites séquences rythmiques et motiviques qui correspondent au côté haché de cette langue.

Le quatuor est en quatre mouvements, comme quatre actes d’un opéra imaginaire et sans paroles. On y retrouve, dès le début, les allusions aux tremolos qui figurent dans ses opéras pour symboliser l’élément liquide, le fleuve (la Volga). Se déploient alors des motifs, plus que des thèmes qui déclament tour à tour la passion et le temps fuyant irrésistiblement. Les deux éléments sont liés. Pour Janacek, lorsque le temps passe, les passions s’atténuent et amènent des frustrations que l’on peut ressentir dans les trais acérés du violoncelle. Il n’est pas surprenant non plus d’associer le temps au fleuve qui, dans son flot continu, emporte tout. Ainsi débute l’œuvre. Vite, cependant, les tensions se font plus fortes et l’on ressent une impossibilité de retrouver une quiétude que l’homme (et la femme) désire. Le tableau est donc planté. Pas d’allusion directe à Tolstoï, mais pourtant, tout y est.


 

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Le deuxième mouvement est l’acte 2. Comment ne pas y voir la séduction du violoniste, de l’amant, de la nouvelle, qui, tantôt langoureux, tantôt séducteur, déploie un charme qui tranche avec la routine du temps. C’est bien l’amant, le musicien qui joue cette fameuse sonate à Kreutzer de Beethoven que Tolstoï cite. Mais jamais Janáček ne cède à la facilité de citer Beethoven. Ce violoniste est un virtuose, donc un conquérant. Mais justement, cette musique, presque populaire, est interrompue par d’étranges sons, phénomènes bruiteux qui annoncent l’imminence de la tragédie. Les violons et l’alto se renvoie un trait en tremolo sul ponticello (avec l’archet près du chevalet de l’instrument qui rend la sonorité plus métallique et grinçante) et avec peu de crin de l’archet (permettant un son frêle). Ce parfum de catastrophe laisse à nouveau la place à la séduction et même à la suggestion de l’acte sexuel. Soudain, le motif du fatum, le destin, si présent lui aussi au sein des opéras, fait son apparition sur un forte des quatre instruments. Dans une terrible accélération, les tensions, prémonitions et conséquences de l’acte consommé rendent la musique presque insupportable dans ses crues dissonances. C’est ce qui la rend sublime ! Une détente, et enfin un sobre accord ferment le mouvement.


 

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Troisième acte, la crise, la jalousie… la haine même ! Mouvement violent où le chant a bien de la peine à se faire entendre. Séquences hachées, habitées d’une énergie vengeresse, il contient, en son nombre d’or, le cri ultime, terrible, hurlé par le premier violon. Comme dans la célèbre peinture de Münch, il semble résonner partout, jusqu’à la fin de cette terrible scène de folie.


Janacek Quaruor 1 c

Troisième mouvement

Le quatrième et dernier acte de la tragédie reprend le thème initial du premier mouvement. Il se transforme en un lamento, un motif des larmes qui progressivement se tourmente, se disloque. Plus on avance, plus la constatation de l’acte irréparable entame le remords. Un peu comme dans le phénomène d’entropie, qui constate un état de chaos de plus en plus avancé, les instruments se tordent sur eux-mêmes, déploient des rythmes et des dissonances très rudes. Tourment d’une âme blessée au plus profond d’elle-même qui court à l’abîme inévitable et irréversible. Laissant cet état définitif, la coda (conclusion) reprend une dernière fois le premier motif de l’œuvre et le hurle avec force plusieurs fois. Revendication féminine, il est aussi catharsis et se poursuit comme un écho de plus en plus lointain qui s’enfuit enfin, emporté par le fleuve et le temps. Il ne reste que l’écho lointain d’un drame.

 

 

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L’œuvre est difficile à digérer et ne s’autorise aucune concession, ni au romantisme, ni aux auditeurs. Il n’empêche que le langage de Leoš Janáček nous hypnotise, nous ébranle profondément. Son humanité et son combat pour la liberté de l’Être (antithèse de Tolstoï) est une prise de position qui ne souffre aucune concession. La rudesse du langage cache cependant mal la profonde empathie de cet homme qui, toute sa vie, cherchera à exprimer sa vision juste et égalitaire de la société de son temps (encore actuelle sous de nombreux aspects aujourd’hui !). Assurément, le premier quatuor ainsi que les second « Lettres intimes » figurent, avec ceux de Bartók, de Britten et Chostakovitch au rang des chef-d’œuvres du XXème siècle.