Parmi les nombreux enregistrements des symphonies de Dmitri Chostakovitch, j’ai toujours eu un faible pour ceux du chef allemand d’origine juive Kurt Sanderling à la tête de l’Orchestre symphonique de Berlin (Berlin Classics BC 0092172). Je regrette seulement qu’il n’en ait pas enregistré l’intégrale.
Né en 1912, en Prusse orientale, Kurt Sanderling quitte l’Allemagne en 1936 suite à la montée du nazisme et se réfugie en URSS où il travaille d’abord à Moscou, puis à Leningrad. Là, il est l’assistant du grand Evgeni Mravinski. Il rencontre Chostakovitch avec qui il travaille à l’interprétation de son œuvre orchestrale et s’entretient avec Jean Sibelius (Il laisse d’ailleurs un enregistrement remarquable des symphonies du Finlandais réédité chez Brilliant). En 1960, il retourne en RDA et prend la tête de l’Orchestre symphonique de Berlin et de la Staatskapelle de Dresde qu’il porte à un niveau remarquable. C’est Gunther Herbig qui lui succédera à Berlin en 1977. Il dirige partout dans le monde jusqu’en 2002 date à laquelle il prend une retraite bien méritée après presque 70 ans d’une carrière consacrée à la vérité musicale.
Kurt Sanderling et Evgeni Mravinski
L’enregistrement des symphonies n° 1, 5, 6, 8, 10 et 15 nous offre une vision très tendue et sans concession de l’art de Chostakovitch. Ces œuvres, souvent à double sens, sont présentées par Sanderling d’une manière profondément tragique. Le tempo est relativement lent mais d’une densité terrible. L’aspect mortifère n’est jamais évité et la profonde tristesse du compositeur n’est jamais masquée. Les passages « grotesques » si typiques de Chostakovitch sont d’une violence inouïe. Pas question d’un humour grinçant ici, un véritable sarcasme qui ne nous fait jamais sourire, mais qui nous glace le sang. Quelle peinture réaliste de la terreur stalinienne ! Ecoutez la violence du bref allegro de la dixième, celui qu’on dit être le portrait musical de Staline… ! Les marches militaires qui peuplent le premier mouvement de la cinquième évoquent ce rouleau compresseur qu’était l’Armée Rouge lors d’un défilé de Premier mai tandis que le mouvement lent de la même œuvre déploie une vision désertique du désespoir. On sent le vécu dans la vision de Sanderling.
Il existe un reportage télévisé diffusé il y a quelques années sur ARTE (peut-être un jour en DVD ?) qui nous montre une répétition de cette fameuse cinquième. Le chef décrit aux musiciens suédois ( ?) ce qu’était la vie en URSS et pourquoi la musique devait transmettre aux générations futures cette oppression de tous les instants. C’était son Credo : transmettre le témoignage de ceux qui ont souffert à l’intérieur du pays sans jamais le quitter. Il affirme d’ailleurs ce que le monde occidental devrait mieux savoir, que Chostakovitch, en restant en URSS n’a pas choisi la facilité. Il n’est pas devenu le compositeur du Régime que l’on croit parfois. Il a dû composer avec cet élément, accepter l’humiliation, la peur de la déportation, …
L’Orchestre symphonique de Berlin, sous la baguette du « grand Kurt », est superbe, souffle les diverses atmosphères évoquées plus haut avec une telle vérité. Leur son va chercher au fond de nous toute la désolation humaine, tout le sarcasme, mais aussi les espoirs secrets d’un des plus grands compositeurs du XXème siècle.