Le lamento…d’Orphée

 

Lors de ma conférence d’hier soir à Nivelles sur les débuts de l’opéra en général et sur l’Orféo de Monteverdi en particulier, je mettais en parallèle la pensée humaniste de la Renaissance et la forme déjà baroque de l’œuvre qui l’illustre.

 

Il est bien connu que la pensée humaine se transforme progressivement et que, dans les époques charnières (ne le sont-elles pas toutes ?), les nouveautés côtoient le patrimoine acquis. Les étiquettes, commodes pour situer une œuvre ou un personnage, sont rarement adaptées à la description voulue.

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Claudio Monteverdi


 

Le cas de Monteverdi et de son Orphée est particulièrement éloquent. Les techniques musicales employées font appel au modernisme baroque (nous sommes en 1607). Le chant mélodique surpasse le souci polyphonique des grands madrigaux en annonçant clairement les grands airs de l’opéra baroque, la rhétorique du mot à mot alterne avec les traits virtuoses du style fantastique, le rôle orchestral est éloquent dans son souci de couleurs adaptées à l’affect, enfin, la basse continue fait son apparition de manière spectaculaire.

 

A y regarder de près, le mythe d’Orphée est pourtant traité autrement chez Monteverdi que chez ses illustres successeurs (Rossi, Gluck, Haydn,… Liszt, …Stravinski, mais pour les deux derniers, ce ne sont plus des opéras !). Le message reste véritablement ancré dans la représentation du monde des humanistes. Les théories néo-platoniciennes de la Renaissance restent le moteur de la psychologie de cet Orphée.

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D’abord, la toccata initiale n’est pas une ouverture. Sa fonction réside dans l’accompagnement fastueux de l’entrée des Gonzague dans la salle de leur palais de Mantoue. Elle est en dehors de l’opéra et réclame le silence. C’est seulement lorsque la ritournelle du Prologue commence que nous passons de l’autre côté du miroir

 

Et encore ! les cinq strophes chantées par la Musique évoquent les raisons de l’œuvre. Le propos est très philosophique et s’articule, grosso modo, comme la quintessence de l’opéra à venir. D’abord, elle flatte la qualité de l’auditoire, ensuite, elle se présente : « Io la musica son » et décrit son pouvoir sur les esprits humains car elle est la « mimesis » de la nature selon les principes d’Aristote. En évoquant sa cithare d’or, elle reprend les théories du flux qui parcourt l’univers tel qu’on le retrouve chez Pic de la Mirandole dès le XVème siècle et, plus tard chez le chantre du chant « orphique », Marcile Ficin. La Musica Humana est donc le reflet de la suprême harmonie des sphères (Musica Mundana).

Marsile FicinPic de la Mirandole
Marsile Ficin et Pic de la Mirandole
 

Elle annonce également l’alliance subtile entre la poésie, la tragédie et la musique nécessaire à ce grand dessein. Enfin, la dernière strophe fait une allusion claire à l’Harmonie universelle encore axées sur une cosmologie géocentrique comportant un ensemble de sphères emboîtées et mobiles. Ces dernières, dans un mouvement mécanique engendre, cette fameuse harmonie dont la musique d’ici bas en est l’imitation. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il faut comprendre l’imitation (mimesis) de la nature propre à l’art.

 

Toute la structure de l’Orfeo dépend de cette vision et le prologue en est le portique principal. Les cinq actes vont répondre exactement à tout cela. L’acte premier est une mise en condition. Les bergers, Orphée et Eurydice vivent dans ce merveilleux pays que l’on nomme poétiquement « Arcadie », jardin épargné par le malheur, comme un idéal disparu. Là, s’épanouit la pastorale débridée et sensuelle (écoutez le fameux Rosa del Ciel). Dès le deuxième acte, la situation change, se déstabilise. Le malheur vient de frapper et toute la nature en est bouleversée. Eurydice est morte elle a quitté la terre humaine pour le ciel humain, deuxième sphère (à pointer : le dialogue entre la funeste messagère et Orphée). Tout le troisième acte est placé sur le mode de la troisième sphère : l’Enfer. Cette volonté d’y entrer pour aller rechercher l’être aimé est vouée à l’échec. On le conçoit dès l’examen un peu attentif des paroles d’Orphée. Il aime SON Eurydice, il veut récupérer SON bien, grâce à SON chant, … en bref il rapporte tout à sa propre personne. Dans ce cas, il ne pourra pas réussir le défi que les dieux lui accordent. Dès les moindres incertitudes, il perd pied, se retourne et perd une seconde fois sa bien aimée. Il ne lui reste qu’à se lamenter durant tout le quatrième acte sur SA faiblesse qu’i comprend désormais et sur LUI-MÊME. C’est son purgatoire, quatrième sphère de la cosmologie.

Orphée et Caron

 

Le mythe grec était plus féroce avec le dénouement de la tragédie. Orphée suite à ses passives et incessantes lamentations se faisait déchiqueter par les femmes de Thrace  Rien de tout cela ne pouvait convenir à la famille Gonzague et à la pensée humaniste. Le dernier acte propose en conséquence une intervention du « deus ex machina » Apollon qui emmène notre (anti) héros au ciel pour contempler éternellement Eurydice dans les étoiles. Belle leçon de détachement ! L’accession d’Orphée à la cinquième sphère, celle de l’Empyrée où réside le Créateur, achève ce fameux flux entre les différents cercles concentriques. La morale est parfaitement adéquate à l’esprit humaniste qui vise à contempler non pas le reflet terrestre de l’amour, mais le concept pur platonicien (voir le mythe de la caverne).

 

On pourrait encore parler beaucoup de l’Orfeo. Je ne prétends pas avoir fait le tour de l’œuvre qui renferme de nombreux autres trésors. Ceci n’est finalement qu’un blog, donc sommaire par essence… !. Mais voilà, je crois une part des grands enjeux que Monteverdi place dans son œuvre. Fait culturel sans précédent, cette vision du monde à travers un opéra (une « favola per musica ») inaugure un genre appelé à réaliser de grandes métaphores de la pensée, de la société et de la philosophie. L’opéra sera en effet toujours un témoin privilégié de l’histoire des hommes.

Garrido Monteverdi orfeo K617

 

Si l’écoute d’une œuvre musicale se place au-delà de tout propos littéraire ou historique, si le plaisir de l’œuvre est primordial à toute analyse, il n’en reste pas moins évident que comprendre un propos qui date de quatre siècles demande un effort d’adaptation de notre pensée aux conventions qui ne sont plus les nôtres. C’est seulement ainsi que nous pourrons envisager le chemin parcouru entre un homme du XVIIème siècle et nous-mêmes et rester émus par cette musique d’une rare intensité.