Mozart, la fantaisie existentielle

 

Quelle œuvre étrange que cette fantaisie en ut mineur K. 475 de Mozart ! Hier, j’étais à Wavre pour tenter d’expliquer au public mélomane ce que cette musique avait à faire avec le très populaire génie de la musique.

 Le « divin » Mozart, comme on l’a trop souvent nommé lors de la fort « lucrative » année 2006, est un homme, par un dieu. Ne l’oublions jamais! Si sa musique nous transporte vers des cieux inouïs, elle est aussi le témoignage d’un être particulièrement sensible.

 mozart en 1789

La grande démarche de Mozart aura été de se libérer de l’emprise de l’Archevêque de Salzbourg, Colloredo, et de son père envahissant. Le meurtre du Commandeur dans son Don Giovanni en livre tous les secrets. En effet, se libérer de ces contraintes, signifiait pour Wolfgang (permettez que je le nomme par son prénom) voler de ses propres ailes, obéir à son instinct et surtout, vivre de sa passion, la composition d’opéras. On croit toujours que l’herbe est plus verte ailleurs. Vienne ne sera pourtant pas une terre glorieuse pour notre génie. En quittant sa ville natale, il s’exposait aussi à cette culpabilité inévitable à l’époque d’avoir enfreint la Loi du devoir. C’est d’ailleurs ainsi que le séducteur irrespectueux est puni à la fin de l’opéra.

Don Giovanni et le Commandeur

 

Autant dire qu’il y a chez Mozart une vive inquiétude qui assombrit cette nécessité intérieure de liberté. Il lui faudra retrouver un équilibre ailleurs, autrement et avec de nouvelles valeurs. Pourtant en cette année 1785, Mozart reçoit son père à Vienne. Il est surchargé de travail (il compose entre autres, son concerto pour piano n°20 et les six quatuors dédiés à Haydn) et est occupé par des concerts presque tous les jours. Il gagne beaucoup d’argent, progresse dans les grades de la franc-maçonnerie et y fait même entrer Léopold. Tout semble aller pour le mieux.

Pourtant ce faste de l’existence cache de grands soucis. Le train de vie des Mozart est au dessus de leurs moyens, les questions existentielles fleurissent de plus en plus et sa musique en témoigne. Quoi de plus saisissant en effet que cette fantaisie ?

 

Le genre de la fantaisie pour piano est ancien. Il découle en droite ligne de l’époque baroque et est transmis par les fils de Bach. Comme son nom le laisse supposer, l’improvisation est au centre des procédés compositionnels. De forme libre, utilisant toutes les ressources de la virtuosité, des gammes et des traits ainsi que des effets de surprise propres à l’esprit des toccatas, elle a pour but une consommation immédiate et une mise en avant des talents de pianistes de l’artiste. Pourtant, cette fantaisie adopte une allure parfaitement déroutante. Miroir miniature de toute la pensée mozartienne, l’œuvre est très dissonante. Tragique même dans son errance harmonique initiale. Pas de vraie mélodie, pas de stabilité, rien qu’une errance comme quelqu’un qui cherche son chemin. La tonalité de do mineur n’est pas rassurante et accentue la tragédie. Rien ne se déroule comme on l’attend. Les contretemps sont constants, les cassures de dynamique effrayent. Le « Sturm und Drang » casse tout élan. Enfin une mélodie, comme tirée d’un air d’opéra, pointe le bout de son nez, soulagement. Pas pour longtemps. Elle ne s’épanouit pas, tourne sur elle-même et ne peut montrer que sa vacuité.

 

Alors, en un mouvement allégro, les forces se déchaînent, le piano semble hurler sa douleur et s’éteindre dans une douleur peuplée de silences lourds de sens. Une nouvelle mélodie apparaît timidement. Son accompagnement à la main gauche la précède calmement. Lentement, elle chante, elle s’élève, elle s’orne de parures superbes, elle hésite entre majeur et mineur, elle annonce Schubert… et comme chez ce dernier, elle retombe sans avoir donné tout ce qu’on espérait. De rage, le piano déploie un trait effrayant qui parcourt toute l’étendue du clavier de l’époque. La pièce se poursuit sans jamais trouver le calme et l’aisance auditive. Le dernier épisode est particulièrement saisissant. Martelant ce qui deviendra chez Beethoven le rythme fatidique que nous associons au destin, le piano soupire entre les coups. Sans force, la conclusion reprend le début de la pièce, désabusée, sans espoir et sans lumière. Un dernier trait rageur jette l’éponge sur un vide sidérant.

Mozart Fantaisie K475


 

Cette tension de tous les instants ne trouvera sa résolution que dans le final de la sonate jumelle K. 457, en ut mineur elle aussi. La lumière retrouvée percera enfin les ténèbres.

Que retenir de cette fantaisie ? D’abord, elle affirme la face grave de Mozart typique de plusieurs œuvres de la dernière période. Ensuite, elle nous laisse sentir que l’innocence de l’enfant laisse place à un questionnement existentiel qui aboutira en une synthèse de sa foi chrétienne et des idées éclairées de la franc-maçonnerie. Enfin, et ce n’est pas là le moins important, Mozart nous montre qu’il tourne progressivement le dos au langage classique et à l’attitude collective pour devenir un individu s’exprimant pour lui-même en toute nécessité. Ce sont là les caractéristiques premières du romantisme à venir. Son départ de Salzbourg n’était-il pas déjà provoqué par cette soif existentielle de se découvrir en tant qu’homme ?