Le dernier Schubert

 

Encore Sviatoslav Richter ! Ceux qui me connaissent savent ma profonde admiration pour ce pianiste russe tellement original. Plus fantasque que son collègue Emil Gilels (pour qui j’ai aussi un profond attachement), Richter est venu plus tard en occident. S’il est mois régulier dans la qualité de ses prestations que son compatriote, Richter, dans ses bons jours, vous transportait au cœur de la musique, faisant oublier aux auditeurs l’instrument qu’il jouait. Je garde ce merveilleux souvenir d’un soir de 1993 à La Hulpe près de Bruxelles. Le grand Richter y donnait un récital au profit d’Amnesty International. J’avais cassé ma tirelire pour m’offrir ce moment unique et je ne l’ai pas regretté.

Richter au piano

 

Déjà affaibli par des problèmes cardiaques, Richter s’était présenté, comme à l’accoutumée, dans la pénombre de l’église, une simple lampe de piano éclairait sa partition (il jouait toujours avec sa partition). Cela ressemblait presque à un rituel, à une cérémonie sacrée. Son épouse, la chanteuse Nina Dorliac, l’accompagnait toujours et se trouvait au premier rang du public, scrutant le moindre geste de son illustre mari. Après les variations en fa mineur de Haydn jouées avec une rare finesse, il enchaîna deux des dernières sonates de Beethoven toutes remplies de cette clarté de jeu et de cette puissante main gauche dont l’école russe a le secret. L’Isle joyeuse de Debussy terminait le programme avec un sens incroyable de la couleur, du rythme et de l’ambiance. J’avais assisté à une leçon de musique extraordinaire. Ce concert reste aujourd’hui l’un de mes plus beaux souvenirs musicaux.

 

Le grand artiste avait des partis pris discutables. Soit on le suivait dans ses extravagances étranges soit on le détestait. Schubert, par exemple, était atypique mais ô combien éloquent. S’étant toujours refusé à jouer des intégrales sous prétexte qu’un même homme ne peut pas ressentir toutes les œuvres d’un compositeur avec la même intensité (on ne peut pas lui donner tort), il ne jouait pas l’avant dernière sonate D.959. Par contre, il nous a laissé des témoignages très forts de la D.958 et surtout de la dernière D.960. C’est de cet enregistrement que j’aimerais vous parler aujourd’hui.

schubert-02Schubert par Klimt

  Les trois dernières sonates sont un résumé des états d’âme ultimes de Schubert. Avec le Voyage d’hiver, le dernier quatuor et le fameux quintette à deux violoncelles, elles sont le testament d’un homme qui va mourir à…31ans ! Toutes ces œuvres doivent figurer dans une discothèque de base tant elles sont magnifiques et expressives. Le dernier Schubert n’est pas dupe. Il sait que sa mort est proche. Souffrant depuis 1823, son état se détériore progressivement. Beethoven vient de mourir en 1827 et annonce à qui veut l’entendre que seul le jeune Schubert pourra lui « succéder ». Celui-ci (qui mourra l’année suivante) ressent le besoin de composer trois sonates qui font désormais le pendant avec les trois dernières du compositeur qu’il admirait tant. Oui, mais voilà, le langage de Schubert est radicalement différent. Il serait peut-être même l’opposé. Là où Beethoven nous touche par son universalité et sa force incroyable, Schubert est plus intime, s’adresse à notre individualité et ne possède pas l’optimisme de son aîné. 

En effet, sa musique est introspective. Elle adopte le pas du « Wanderer », l’errant qui cherche son chemin, elle est plongée constamment dans le passé (jadis) et a de la peine à trouver une sérénité. La tragédie schubertienne est de celles qui nous touchent au plus profond de nous-mêmes. Sa dernière sonate semble déjà ailleurs. Elle est une sorte d’adieu déguisé. Le premier mouvement, molto moderato, est joué très lentement par un Richter qui se veut particulièrement introspectif (25 minutes environ !). Il y distille un calme surnaturel ponctué des terribles glas de la main gauche qui annoncent la mort du poète. Dans cette lenteur sereinement incroyable, tout chante, toutes les harmonies descendent en nous et le fatidique grondement nous bouleverse. Ceci n’est possible que dans la lenteur d’un vrai molto moderato que trop de pianistes ont peur rendre long. Chez Schubert tout est d’abord chant. Sa production de quelques six cents lieder en témoigne. Les thèmes doivent donc chanter. Pas de virtuosité superflue mais un vrai mouvement de l’âme. Richter nous ballade ainsi pendant presque une demi heure à travers des paysages désolés et interrogatifs peuplés d’hésitations, de silences et de quelques révoltes éphémères. C’est un autre voyage d’hiver que celui-ci, immuable et d’une éternelle errance.

Schubert Sonate D960

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

Le deuxième mouvement, avec son mouvement obstiné de main gauche, cherche un nouveau chant. Plus proche du récitatif douloureux que de la mélodie, ce sont toutes les tristesses de l’homme qui percent. Le fameux motif du destin apparaît bientôt (pom pom pom pom). Mais le destin de Schubert est tout autre que celui de Beethoven. Pas de lutte ici que de la douleur. Un instant pourtant la musique semble s’éclairer et Richter l’accentue. L’espoir renaît et nous jubilons avec lui. Pas longtemps. À peine éclose, la fleur de l’espoir vire au mineur et retrouve l’accablement premier, celui de la réalité. Quelle émotion sous la vision profondément tragique du russe. Quels parallèles pouvait-il faire avec l’existence des siens en URSS ?

 

Comme souvent, le scherzo de Schubert est très animé et plus virtuose. Ne nous y trompons pas. Sous les flux de notes se trouve cette particularité du viennois de se plonger dans le passé seul refuge possible. Ainsi les danses qui prennent la forme d’un Ländler populaire dans la partie centrale sont le souvenir de cette pratique de la Hausmusik (musique à la maison) qui évoquent chez Schubert  le souvenir nostalgique d’un bonheur ancien et perdu à jamais. Ici, Richter nous fait passer par toutes les couleurs, du rire aux larmes avec finesse et presque humour.

 

J’ai toujours trouvé le final vraiment tragique. La volonté d’affronter l’avenir avec un refrain entraînant mais rappelé à l’ordre par ces arrêts constants frappés par la main gauche sont comme une condamnation. Les errances se font de plus en plus grandes et amènent la fin tragique rapide et définitive. Quelle illustration tragique d’un destin humain ! C’est toujours une épreuve d’écouter cette musique, mais quelle expérience musicale formidable !

Richter Schubert

 

Cet enregistrement (des années 1970) est épuisé depuis de nombreuses années. Publié dans un premier temps en cd en 1990 chez Eurodisc (BMG), dans une édition Richter dont c’est le volume six, j’ai cru le revoir il y a moins longtemps chez Olympia et chez Regis, depuis…plus rien. Vous pourrez le trouver en médiathèque ou, peut-être sur le net, mais là, ce n’est pas moi qui peux en faire la pub…à vous de chercher, cela en vaut la peine…