Ceux qui me connaissent savent bien que je n’ai pas de peine à m’exprimer en public. Le nombre de cours et de conférences que je donne plusieurs fois par semaine depuis maintenant plus de quinze ans m’a appris à dissimuler et à dominer une timidité pourtant naturelle. Vous ne me croyez pas et vous pensez tous que j’ignore ce phénomène, et bien pas du tout…je le travaille tous les jours ! Certes, je ne souffre pas d’une timidité maladive et j’ai un contact facile avec la plupart des gens. Mon travail à la Fnac y contribue beaucoup.
Je crois qu’il est fréquent, chez les être humains de se sentir mal à l’aise lorsqu’il s’agit d’aborder un interlocuteur, de tenir une conversation ou de parler en public. On croit trop souvent qu’il s’agit là d’une aisance naturelle que certains ont et d’autres pas.
C’est un peu comme le trac des artistes qui vont entrer en scène. Tous vous diront qu’ils ressentent une excitation ou un malaise particulier au moment d’entamer leur prestation. Pourtant, lorsqu’ils sont dans le feu de l’action, plus rien n’y paraît. Il n’empêche que lors d’un concert, d’une conférence ou de quelque activité publique, il s’agit, e dévoiler quelque chose de soi-même et cela peut gêner certaines personnes. Sans prôner un exhibitionnisme déplacé, c’est pourtant inévitable et c’est sans doute là la clé de la compréhension. Au-delà de l’apprentissage d’une élocution claire et fluide, d’une capacité à exprimer des idées qui se tiennent, de se détacher d’un texte pré-établi et de pouvoir penser à l’avance (quand on formule une phrase, on est déjà en train de concevoir la ou les suivantes), il faut surtout rester soi-même. Les plus mauvais orateurs sont ceux qui ne laissent rien paraître d’eux-mêmes. Ils sont alors dans l’impossibilité de faire vivre leur propos et restent au niveau d’un simple énoncé austère et soporifique.
Je me souviens avoir entendu de nombreuses conférences lorsque j’étais étudiant en me disant que, s’il m’arrivait un jour de devoir en donner, je ne voulais pas qu’on ressente ce que j’éprouvais à ce moment là. Les sujets pouvaient être passionnants, d’une vérité essentielle, le message ne passait que si l’orateur était libre.
Le mot est lancé. Comment être libre face à la prestation dont on ne maîtrise pas toutes les données ? On ne sait pas toujours à l’avance le type de public auquel on s’expose. Il est parfois fait de spécialistes comme de néophytes de la première heure. On a alors tendance à se protéger des réactions de ce public d’une part et à redouter que, dans la salle quelqu’un en connaisse plus que vous en la matière, d’autre part que le message que vous voulez transmettre tombe à plat. Ce malaise est l’une des causes essentielles du trac. Il peut être vraiment maladif et paralyser littéralement sa victime. On connaît les souffrances de Jacques Brel qui suait de tout le corps et vomissait avant chaque spectacle.
Il faut s’ôter de la tête qu’on doit tout savoir. C’est impossible humainement parlant et inutile. Il faut certes connaître sa matière, mais le mot « connaître » est, me semble-t-il trop faible. Il faut la sentir, la vivre de longue date et connaître les limites que nous avons tous. Afin de ne pas trop s’engager dans des considérations qui deviendraient vite hasardeuses, il convient de s’en tenir à ce qu’on a prévu (du moins dans les premières prestations) et savoir exactement le déroulement de la séance afin de ne pas passer à côté de son but. Le plan d’une conférence est donc essentiel. Il faut toujours en savoir plus que ce que l’on énonce effectivement. On est alors plus à l’aise.
Mais il faut aussi un vocabulaire adapté aux auditeurs. On ne s’adressera jamais de la même manière à des musiciens professionnels et à des mélomanes découvrant la musique, par exemple. Ce paramètre est plus qu’essentiel. Il se complique considérablement quand le public est varié et inégal face au contenu de l’exposé. Il faut alors jongler entre les deux pour que chacun puisse y trouver son compte. Ce sont d’ailleurs ces publics variés qui sont les plus fréquents dans mon cas. J’ai donc appris à tenir plusieurs discours en même temps, cherchant le vocabulaire le plus simple pour des idées parfois très complexes. On me demande parfois pourquoi je ne nomme pas directement, par exemple, l’accor
d de septième diminuée et que je préfère l’allusion au méchant dans l’opéra et au tragique dans la symphonie. La raison est qu’il m’intéresse peu que les auditeurs non musiciens entendent un mot barbare. Il m’importe qu’ils comprennent ce que c’est et qu’ils le sentent…et du même coup, les musiciens l’identifieront sans que j’aie besoin de le nommer.
Outre un vocabulaire adéquat, il faut ménager des instants de répit. Notre concentration ne peut être intense très longtemps. Il faut donc détendre l’atmosphère par une diversion humoristique ou imagée. Ce n’est pas un leurre ou un vilain tic, c’est la condition sine qua non de la compréhension d’un exposé qui peut parfois durer plus de deux heures.
Il faut aussi animer son discours de gestes et d’inflexions sonores de toutes sortes sans tomber dans le ridicule. Je crois qu’il faut s’imaginer l’acteur de théâtre qui viendrait sur scène déclamer son texte sans la moindre nuance. Ce serait impossible à imaginer. Il n’en est pas autrement pour un discours. Il faut le faire vivre, l’animer, insister sur certains mots et ne pas avoir peur de répéter. Ne dit-on pas que l’enseignement est l’art de la répétition ? Mais attention, il vaut mieux laisser de l’espace et du temps entre les répétitions et surtout en varier la formulation. Répéter n’est pas être redondant, c’est suggérer diverses images susceptibles de générer la compréhension et le ressenti.
Il faut ensuite, et c’est essentiel, éviter de réciter un texte préparé à l’avance. Même expressif, cette récitation manque de spontanéité. Apprendre à parler sans texte tout en respectant un plan rigoureux des idées est essentiel au plaisir que peut prendre le conférencier lui-même et l’auditeur. Cela permet d’être proche du public, d’en saisir les réactions en temps réel et de modifier le propos ou de le nuancer en conséquence. Ce contact est primordial et tout en parlant, il faut être attentif à la manière dont les auditeurs réagissent aux idées et aux attitudes que vous avez.
On pourrait encore énoncer de nombreux facteurs plus secondaires, mais, pour terminer, il me semble essentiel d’évoquer la notion de plaisir. Non pas de prendre plaisir à s’écouter parler, mais de s’amuser dans ce contact particulier avec l’auditeur. La passion du sujet est alors primordiale. Vous devenez le vecteur d’un propos qui se veut à la fois témoin du sujet que vous abordez, de la manière dont vous le ressentez et de sa répercussion au sein de votre auditoire. Chaque intervention est vécue comme si c’était la dernière et l’unique. Vous devez vous y mettre entièrement. Le jour où je n’aurai plus de plaisir à partager ma passion, je me tairai.
La timidité naturelle est plus ou moins présente chez chacun d’entre nous, mais nous sommes capables, dans une certaine mesure de la dominer. Non pas que chacun deviendra conférencier (c’est un métier), mais que le malaise face à l’autre s’estompe un peu plus chaque jour. Ce faisant, la communication entre les hommes sera renforcée et surtout, plus efficace.