Commentant, entre autres, le grand air de Fiordiligi de Cosi fan tutte de Mozart lors d’une séance spéciale au Petit Théâtre de Liège consacrée à la condition féminine dans l’opéra aux XVIIIème et XIXème siècles et interprété en direct par la soprano Margareth Sitniak accompagnée de Laurette Prête au piano, je me faisais, une fois de plus, la réflexion que la musique de Mozart est bien plus profonde qu’on ne le croit parfois.
On pourrait légitimement se suffire de la beauté musicale de cet air célèbre et être touché par la simplicité du texte qui nous montre une jeune fille se culpabiliser à propos des incertitudes de son cœur. En effet, l’air intervient au moment où les deux sœurs, Dorabella et Fiordiligi ont été séduites, selon les pronostics avertis de Don Alfonso, par deux étrangers débarquant, par hasard, au moment où leurs fiancés officiels respectifs partaient à la guerre. On connaît la fameuse machination qu’il n’est pas utile de rappeler ici.
Ainsi, la moins dévergondée (en apparence ?) des deux filles se sent-elle coupable des sentiments amoureux qu’elle éprouve pour le bel étranger (qui n’est personne d’autre que le vrai fiancé, déguisé, de Dorabella). Mais dans les faits, la culpabilité ne durera pas et elle cédera volontiers aux avances de son prétendant. Comme si Mozart et Da Ponte voulaient nous montrer, au-delà de l’inconstance inévitable des couples formés par la culture de l’époque, le difficile libre arbitre de la femme, ils profitent de l’air le plus diplomatiquement correct de la partition pour créer un double discours. La musique dit bien plus que le texte et, sous l’apparence d’un air moral pour la société de l’époque où la place de la femme est délimité avec précision, Mozart démoli ces beaux principes sans en avoir l’air.
Examinons cela de plus près. Le texte dit ceci : « Par pitié, mon bien aimé, pardonne à l’erreur d’une âme aimante, parmi cette ombre et cette végétation, elle demeurera, ô Dieu, a jamais cachée. Mon courage et ma fidélité viendront à bout de ce désir impie, et prendront le souvenir qui me fait honte et horreur. A qui, de surcroît, ce cœur ingrat a-t-il manqué de foi ? Il fallait une meilleure récompense, mon cher amour, à ta candeur ! (elle part) ».
Susan Chilcott (Fiordiligi) à l’Opéra Garnier à Paris en 1996
Outre le fait que Fiordiligi se déclare coupable et non victime, elle ressent les plus grands tourments, sentiments mêlés de bien-être et de malaise face aux déclarations enflammées de son nouveau soupirant. Son grand air va témoigner de cette étrange et bien naturelle ambiguïté. L’air est écrit dans la rare tonalité de mi majeur. Cette tonalité apparaît peu dans Cosi. Elle est bien là dès le pari de Don Alfonso quand il proclame : « La foi des femmes est comme le phénix d’Arabie : qu’il existe, chacun le dit, où il se trouve, personne ne le sait ». Elle revient encore au moment du départ apparemment douloureux des fiancés pour la guerre dans le très beau : « Soave sia il vento ». Elle culmine enfin dans l’air principal de Cosi qui nous occupe. Chacune de ses interventions est teintée d’ambiguïté et relie les propos de Don Alfonso à l’idée de l’infidélité. Ses rapports de dominante avec la majeur, tonalité « amoureuse » par excellence de la rhétorique traditionnelle en renforce encore l’aspect suspect et n’est nullement lié aux hasards de la composition (y en a-t-il chez Mozart ?).
Mais ce n’est pas tout ce serait d’ailleurs bien trop peu pour en tirer des conclusions. L’orchestration possède, elle aussi des surprises insoupçonnées. C’est l’usage du cor qui interpelle ici. Il joue un vrai rôle de soliste, déployant régulièrement des traits de haute virtuosité. Or, on sait que l’instrument représente, dans la tradition française, que Mozart connaît bien, la voix de l’être aimé absent. Pas étonnant qu’il surgisse dans l’air où la jeune fille fait son mea culpa ! On l’entend ainsi, entre beaucoup d’autres, chez Philidor dans son Tom Jones ou chez Grétry dans Zémir et Azor sur des textes proches de celui-ci. Mais le cor fait aussi allusion, Mozart ne pouvait l’ignorer, aux cornes du cocu que le mot Horn, en allemand, désigne dans sa double signification (cor et cocu).
L’air est en deux parties bien distinctes qui s’opposent par leur tempo. La première partie, Adagio, est une introspection dénuée de virtuosité débordante, presque religieuse. L’intervention intempestive du cor sur les mots qui évoquent la dissimulation de la trahison surprend l’auditeur dans sa méditation. Petit à petit, la voix se fait plus forte, plus dramatique et les grands intervalles entre les notes y contribuent. Ils sont le reflet du personnage, hésitant, en proie aux doutes les plus graves. Observez comment Mozart place sa mélodie sur le mot « ascoso » (cachée) illustré par une étrange guirlande, mais surtout sur « orror » et « vergogna » (horreur et honte) qui sont de terribles sauts abrupts. Par contre, dans la tourmente, voyez comment Fiordiligi se ment à elle-même sur les mots qui devraient, eux aussi, être véhéments (Perderà la rimembranza) dans la douceur toute sensuelle du chromatisme des clarinettes. Le cor revient alors à l’avant plan, laissant supposer que l’amant lointain favorise les « cornes ».
L’Allegro moderato qui suit semble renouer avec les airs traditionnels. On croit que l’équilibre de Fiordiligi est retrouvé grâce à l’introspection qui précède et qu’elle peut désormais laisser cours à sa virtuosité. Pourtant on sait que chez Mozart, il n’est pas de virtuosité gratuite. Il va jusqu’à réutiliser le thème du duo qui précède où les deux sœurs choisissent leur nouvel amant. Dorabella prend le brun, Fiordiligi le blond. C’est l’exact contraire des fiancés initiaux. Mozart place le thème du choix sur la redite du vers « Perderà la rimembranza » et fait intervenir de la sorte le souvenir du blondin dans l’air qui montre sa résolution de fidélité… au brun!
Dans la sublime beauté de l’air, on sent bien l’indécision intérieure de la jeune fille. La musique nous dit même le décalage entre ses mots et son âme. Elle se ment à elle-même, elle ne veut pas reconnaître en elle les sentiments d’un amour naissant que la culture de la société interdit aux filles de bonne famille. Elle cristallise en quelques minutes tous les principes d’une société qui favorise la culture (habitudes, bonnes manières et procédures) d’une bourgeoisie bien pensante face à la nature qui dit la vérité des cœurs. …Et cela, Don Alfonso l’a compris depuis le départ dans son pari de faire vaciller la fidélité des femmes !