Charabia ?

 

Il circule sur le Web des informations parfois surprenantes et nous recevons chaque jour de nombreux mails dont l’intérêt est particulièrement douteux. Mais quelques fois, certaines données peuvent nous conduire à une petite réflexion concernant notre monde ou notre propre fonctionnement. Ainsi ce petit texte très curieux qui ne pose pas de vrai problème de lecture malgré son anarchie apparente. Il voudrait non seulement remettre en cause la validité de notre obligation à écrire les mots d’une manière précise et affirmer la puissance inégalée de notre cerveau à comprendre quelque chose de chaotique. Lisez d’abord ce texte avant de réfléchir sur les mécanismes qui entrent en jeu dans de tels exercices.

 

« Je n’en cyoaris pas mes yuex que je  sios cabaple de cdrpormendre ce que je liasis. Le povuoir phoémanénl du  crveeau huamin. Soeln une rcheerche fiat à l’Unievristé de Cmabridge, il  n’y a pas d’iromtpance sur l’odrre dans luqeel snot les lerttes, la suele  cohse imotprante est que la priremère et la derènire letrte du mot siot à  la bnone palce. La raoisn est que le ceverau hmauin ne lit pas les mtos  par letrte mias ptuôlt cmome un tuot. Étonannt n’est-ce pas? Et moi qui ai  tujoours psneé que svaoir élpeer éatit ipomratnt! Si vuss poevuz le lrie,  fitaes le svirue !!! »

 

Alors, vous non plus, vous n’avez pas éprouvé de difficulté particulière à lire et à comprendre ce message ! Mais ce qu’il faut se demander, c’est si c’est une vraie prouesse que d’y arriver. Je n’en suis pas si sur.


 

Cerveau


 

Lorsque nous apprenons à lire, l’étape qui consiste à prononcer toutes les syllabes a pour but de nous familiariser avec les lettres et les sons et pas de créer le sens des mots. Ce dernier ne vient que lorsque le mot est lu entièrement. La méthode de lecture globale qui cherche à percevoir d’emblée un graphisme signifiant tente de faire considérer le mot comme un tout avant, de l’analyser par ses syllabes. Les deux méthodes, avec leurs partisans et détracteurs, sont aujourd’hui mêlées pour plus d’efficacité (bien qu’il soit légitime de douter des performances de lectures de nos enfants !).

 

Mais si notre cerveau est habitué à lire, il ne se permet plus de relire chaque syllabe. La démarche est longue, la lecture peu productive et la compréhension plus lente. Les règles de la langue, l’orthographe, la grammaire et les structures, une fois assimilées sont utilisées par notre cerveau sous la forme de raccourcis. Sauf dans des buts bien précis, nous n’analysons pas chaque phrase lue, le mécanisme se fait très rapidement et inconsciemment. Nous avons donc développé la capacité de ne pas tout lire précisément, mais d’utiliser des raccourcis statistiquement probables. Il vous est sans doute arrivé à tous de ne pas comprendre une phrase et d’y revenir « plus attentivement ». C’est parfois la confusion d’un mot avec un autre très proche (par exemple le mot « abrite » et « arbitre » dans une séquence du genre : « c’est la loi qui arbitre la justice ». Remplacez le verbe par les sons proches de l’autre et le sens devient ténébreux, autre, en tous cas) qui en est la cause et, en conséquence, relire ce mot avec attention en éclaire le sens voulu par l’auteur.

 

Dans le cas qui nous occupe et de l’expérience ci-dessus, on constate que le cerveau restitue les mots corrects à la seule condition de conserver la première et dernière lettre. C’est bien de lecture globale qu’il s’agit. Mais nous voyons aussi les limites de l’exercice. Dans le cas de mots simples et usuels, le cerveau restitue sans effort le mot et, en conséquence le sens de la phrase. Mais admettons que même les premières et dernières lettres soient dans le désordre…alors, c’est le vrai jeu de l’anagramme, parfois beaucoup plus ardu. Par exemple, quel mot se trouve caché sous cette suite de lettres : « snatepoténrier » ? C’est nettement moins facile, non ? Ici, notre cerveau n’a plus le moindre repère culturel et seul un examen très attentif et relativement long permet de découvrir le vrai mot. Il ne fait aucun doute que les habitués de ce genre de jeux ou de tests auront déjà trouvé la réponse…et les autres ?


 

Cerveau 2
 


 

Que peut-on déduire de tout cela ? D’abord, il me semble que la langue et tout ce qu’elle comporte de règles est un phénomène culturel et donc que plus notre cerveau est habitué à pratiquer cette culture par la lecture et l’écriture, plus il sera apte à comprendre à « demi-mot » le sens d’un ensemble de signes correspondant à son apprentissage. Pourtant, ses limites sont fixées par un niveau de chaos variable selon les facultés de chacun (facultés qui, d’ailleurs » peuvent être développées par l’exercice). Ensuite, il me semble utile de remarquer que le contexte aide à deviner les mots. Il est bien plus difficile de comprendre un mot chaotique isolé qu’une phrase faite des plusieurs mots désordonnés. Le texte ci-dessus laisse en effet au cerveau la possibilité de lire certains mots corrects. Ceux-ci ne sont pas les plus signifiants, mais ce sont eux qui structurent la phrase (« il n’y a pas », « de », « dans », « ce que », …). Ils constituent donc une aide non négligeable pour notre orientation phraséologique.

 

Ce texte est un piège qui pourrait laisser croire que notre cerveau est capable de tout. Ce n’est pas le cas. Le niveau de chaos est finalement très bas et permet la transposition rapide des éléments culturels qui viennent se substituer à ses « erreurs ». Je ne veux pas dire par là que nous ne sommes pas équipés d’une fabuleuse machine. Je veux seulement insister sur le fait que le chaos est moindre que celui que le texte veut nous laisser croire et donc qu’il reste suffisamment d’éléments culturellement corrects pour ne pas estomper les sens des phrases. Non, le cerveau humain ne peut pas complètement faire abstraction des règles du langage…et épeler correctement un mot reste de première importance …heureusement… !

 

…Ah ! Au fait, le mot en désordre était « représentation » !