Lettre à Richard Strauss

 

Dans le cadre de la préparation d’une conférence prochaine à Liège, je me suis plongé depuis quelques temps dans le très curieux opéra de Richard Strauss sur un livret de Hugo von Hofmannsthal, Ariane à Naxos. La lettre que le librettiste envoie au compositeur est riche d’enseignements sur les raisons de l’œuvre et l’esthétique des deux hommes. Je vous la livre donc dans la traduction de Philippe Godefroid publiée dans l’Avant Scène Opéra consacré à cette œuvre.


 

Hofmannsthal et Strauss
 von Hofmannsthal et Strauss


 

« Vous me demandez ce qu’il en est de la métamorphose telle qu’Ariane en fait l’expérience entre les bras de Bacchus, car vous sentez qu’il s’agit là du nœud vital, non seulement pour Ariane et Bacchus, mais pour l’ensemble. Et vous pensez qu’un mot de moi devrait vous le faire comprendre plus intimement encore, mais je suis, quant à moi, d’avis que tout cela vous est déjà devenu très familier – c’est précisément pourquoi vous éprouvez de la peine à le comprendre rationnellement. Il en va ainsi de tous les secrets révélés de la vie, dont il ne nous est pas donné de nous rendre maîtres grâce à des mots, plus intimement qu’ils ne nous sont déjà intimes ; par les sons cependant ils se laissent conduire jusqu’à nos cœurs, et c’est précisément en quoi l’art poétique doit en appeler à la musique et ce par quoi leur union est pleinement légitimée autant que couronnée de succès.

 

La métamorphose est la vie de la Vie, elle est à proprement parler le mystère de la Nature saisie dans son acte créateur ; tout ce qui persiste en soi-même s’engourdit et meurt. Qui veut vivre doit passer au-delà de soi-même et doit se métamorphoser : doit oublier. Pourtant : toute la dignité humaine est liée aussi à la persévérance de l’identique, au refus de l’oubli, à la fidélité. C’est là une des contradictions les plus insondables sur l’abîme de laquelle est bâtie l’idée de l’Etre, tel le temple oraculaire de Delphes dressé, sans le moindre dallage au plancher, sur sa crevasse. On m’a fait remarquer que je n’ai pas cessé, toute ma vie durant, de m’étonner, penché sur l’éternel mystère de cette contradiction. Effectivement, voici qu’Ariane se dresse ici contre Zerbinette comme déjà le faisait Electre contre Chrysothémis. Chrysothémis voulait vivre, et rien de plus ; or elle savait que qui veut vivre doit oublier. Electre, elle, n’oublie pas. Comment les deux sœurs auraient-elles pu se comprendre ? Zerbinette est dans son élément quand elle papillonne d’un soupirant au prochain, tandis qu’Ariane ne pouvait être l’épouse que d’un seul homme, et ne peut être que celle qu’un homme laisse derrière lui. Elle arrache son vêtement : c’est le geste de celles qui veulent fuir le monde. « Ici, chaque chose finit dans le tout », dit-elle : c’est aussi douloureux, quoique moins dur, que bien des paroles prononcées par Electre lorsqu’elle dit par exemple que la chambre à coucher de Clytemnestre est le monde, et le monde la chambre à coucher de Clytemnestre. Pour Electre, aucune porte n’était plus ouverte que celle de la mort ; ici en revanche le thème est poussé plus loin. Ariane, elle aussi, nourrit l’espoir et la folie de se donner à la mort ; alors « sa barque fait naufrage et s’enfonce vers d’autres mers ». C’est cela la métamorphose, prodige entre tous les prodiges, authentique mystère de l’amour. Les profondeurs insondables de la nature intime, le lien qui nous lie à un être innommable, éternel, au-delà de tout cela qui, dans nos années d’enfance et même au temps où nous étions de ces enfants qui ne sont pas encore nés, vivait en nous si proche, tout cela peut de l’intérieur se refermer en une raideur installée dans sa propre durée, douloureuse : quelques instants avant la mort, pensons-nous, ce lien se défera : c’est quelque chose de ce genre, à peine dicible, qui se devine dans les minutes qui précèdent la mort d’Electre. Mais dans une existence moins marquée par le fatum, une force plus douce que celle de la mort viendra ouvrir ces abîmes : l’Amour est répandu tout au travers de l’Etre ; s’il lui est donné de se saisir, de toute sa puissance, d’une âme, celle-ci peut se délivrer jusqu’au tréfonds d’elle-même de tout ce qui l’engourdit : le monde lui est rendu, oui, le monde s’enchante de lui-même, devient tout à la fois En-deça et Au-delà. Lorsque Ariane devant son soi métamorphosé, voit également métamorphosé en Palais de la Joie la grotte de ses douleurs, lorsqu’elle rencontre, dans les plis du manteau de Bacchus, le regard de sa mère posé sur ses yeux et que son île d’une prison devient un Elysée – de quoi prend-elle alors conscience, sinon qu’elle aime et vit ?


 

Claude Lorrain, Ariane et Bacchus

Ariane et Bacchus par Claude Lorrain


 

Elle était morte et la voici ramenée à la vie ; son ^me, en vérité, s’est métamorphosée – bien sur, c’est la vérité d’un degré d’expérience initiée particulièrement haut, comment pourrait-ce être la vérité de Zerbinette et des siens ? Ces masques communs de la vie voient dans les événements vécus par Ariane ce qu’ils sont justement capables d’en comprendre : l’alternance des amants, un nouveau chassant l’ancien. Ainsi au finale, les deux mondes auxquels ressortissent ces âmes sont-ils unis de manière ironique, tout juste comme ils sont susceptibles d’être unis : dans l’incompréhension.


 

 

Commedia dell'arte troupe Gelosi (XVIème Siècle)
 Commedia dell’arte


 

Dois-je vous dire encore quelque chose de Bacchus ? Selon moi, il se pourrait qu’au beau milieu de notre travail vous vous posez soudainement la question : qui est Bacchus ? Qui cache ce masque, dès lors qu’ici tout n’est que masques de la vie d’en haut comme de celle d’en bas ? Car vous le sentez bien, comme j’en prends conscience moi-même en écrivant ces lignes, je me situe ici tellement au dessus, et si loin, de toute la mythologie que de simples références mytho-anecdotiques ne parlent plus pour moi. J’ai délié, dès la rive, les poudres de cet antique radeau et dois, si je ne veux sombrer, parvenir à mon but sur les crêtes des vagues elle-même. Bacchus est le contre exemple du masque commun Arlequin, comme peut l’être Ariane vis-à-vis de Zerbinette. Arlequin est la nature brute, sans âme qui ne tend vers aucun destin – quoiqu’un homme. Bacchus est, lui, un enfant, richement doté de destin. Arlequin est n’importe qui, Bacchus est unique, un dieu sur la voie de sa déification. En Bacchus se condense l’unique chose d’amour, le principe agissant de l’Amour : le destin. Tendre vers son propre accomplissement de destinée, à devenir le destin d’une autre, est la plus noble force vitale ; elle n’est donnée qu’à des élus – qu’ils soient jeune garçon ou vieillard. Bacchus est presque un enfant, et pourtant un dieu et plus qu’un homme : comme le Goethe de l’Elégie de Marienbad était un vieillard et pourtant ne laissait deviner aucun âge et, comme amoureux, était supérieur à tout homme. Là où le destin est concentré à la manière d’un poing serré, là un visage éternel perce le feu de son regard, et voici que le temps de la vie se dissipe comme nuages. Hier Bacchus était un enfant, sa première aventure était Circé qui n’est rien d’autre que la « Nature naturelle », une Zerbinette maléfique. Pour Arlequin, tout ceci serait bien égal, il se serait agit d’une aventure galante, le premier maillon d’une longue chaine : Don Juan lui-même a bien, une première fois, reposé entre les bras d’une femme. Mais il s’agit de Bacchus – il voit qu’il est désiré, déjà il se sent circonvenu, mais il n’aime pas encore. Oui, ce n’est pas ici qu’il aimera, il le sait, et un frisson le fait reculer ; car il ignore où il aimera jamais. Là où une nature commune sans comprendre s’abandonnerait, il lui est donné de résister : tout se dévoile à la pénétration vive, riche de l’idée du destin, de son pressentiment : métamorphose vers le haut, métamorphose vers le bas. Animal et dieu se révèlent en lui, et la chaine qui les lie – tout ceci en un éclair, dès lors, il se dégage de l’étreinte de Circé, mais pas sans emporter une blessure, un désir, un savoir inspiré. C’est ainsi que vous comprendrez le sens de son petit couplet glissant entre désir et crainte, et vous l’aurez ainsi compris en un clin d’œil. Pourtant, y surnage quelque intuition d’un triomphe : les élus ont cette indicible, immesurable capacité d’anticipation ; ils seraient des insensés – s’ils n’avaient raison. Et maintenant, comment il doit le rencontrer, le trouver, cet être qu’il pourra aimer, dont il sera le destin-devenir et dans lequel il rencontrera lui-même son propre destin-devenir, remarquera sa place dans l’existence – un être qui ne le reconnaît pas : mais précisément dans cette méconnaissance réside ce qui permet à cet autre de se donner entièrement à lui, de se confier à lui comme un être vivant et, en outre, de s’unir à lui, entièrement donné au-delà de soi-même, détaché de soi comme on ne peut l’être que pour la mort – voilà où j’ai besoin d’un artiste tel que vous, pour ne rien devoir dévoiler de plus avec des mots. Arrivé là, ou bien depuis longtemps votre main a jeté sa plume, ou bien avez-vous senti s’épouser en vous les forces les plus profondes et les plus secrètes de la musique, et vous vous situez déjà désormais dans une région où les mots du texte vous sont devenus des hiéroglyphes – et vous, composez l’imprononçable.


 

Le Nain, Bacchus découvrant Ariane (1635)
 Bacchus découvrant Ariane par Le Nain (1637)


 

Ici, si nous portons un jour tout ceci sur une scène, j’attends du metteur en scène et du décorateur qu’ils jettent
toutes leurs forces pour créer un authentique mystère : non pour le dévoiler, mais pour l’exalter. Ici, la petite scène dressée doit se libérer de toutes ses mesures, ses dimensions. Avec l’entrée de Bacchus doivent disparaître les coulisses de carton, le plafond de la salle de Jourdain doit s’envoler aux cintres, la nuit doit envelopper Bacchus et Ariane et les étoiles luire au firmament ; rien du « théâtre dans le théâtre » ne doit plus subsister, même à l’état de trace : Monsieur Jourdain, ses invités, les laquais, sa demeure, tout doit être parti, oublié, et le spectateur doit aussi peu se souvenir de tout cela qu’un homme plongé dans un rêve profond sait encore quelque chose de son lit. Mais d’ici là nous avons encore bien le temps – donc, en attendant, je vous salue de tout cœur ».