L’arc noir

 

Des masses colorées semblent flotter dans un espace ouvert qui voudrait se prolonger au-delà des limites de la toile. Quelques lignes noires sans forme déterminée semblent relier les plages colorées. La matière brute de l’œuvre d’art touche par elle-même, mais le sens d’une telle représentation nous échappe complètement.


 

kandinsky, l'arc noir (1912)
 V. Kandinsky, L’arc noir (1912)


 

Serait-ce une œuvre aléatoire ? Le peintre aurait-il disposé ses « objets » au hasard de ses caprices. ? Notre bon sens d’observateur habitué à chercher dans l’image un sujet figuratif particulier est déstabilisé face à une telle œuvre. Mais ce même bon sens nous fait sentir que rien n’est dû au hasard. La seule solution : changer notre approche, cesser de vouloir rattacher le tableau à un modèle figurant dans nos références intellectuelles et émotives. L’œuvre ne représente rien. Si notre imaginaire tente de retrouver ces formes extérieures, il se trouve bientôt confronté à une impasse. Nous sommes, avec l’arc noir, en 1912, moment où le peintre russe Vassily Kandinsky (1866-1944) rend l’œuvre d’art autonome de toute référence précise. Seule son organisation interne a encore de l’importance.

 

Le modernisme abstrait rompt avec une tradition millénaire. En effet la peinture a servi depuis l’Antiquité à imiter, à être le reflet de la nature. Cette fameuse « mimesis » que j’évoquais hier avec la « Pastorale » de Beethoven, opéra un parcours tout singulier durant le XIXème siècle. Abandonnant progressivement une imitation fidèle de la réalité de la nature au profit de la sensation qu’elle provoquait chez l’artiste, elle évolua vers une désintégration progressive des formes au profit d’une nouvelle émotion, plus individuelle, plus personnelle. L’œuvre devient un voyage au cœur du monde de l’artiste.

 

Bien sur, cela ne s’es pas fait du jour au lendemain. L’apparition de couleurs arbitraires date des années 1880 et la touche laissée visible au détriment de la précision descriptive se fait sentir quand la peinture romantique désire s’étendre au-delà de la toile et faire sentir la matière même de la peinture. L’abstraction a donc été longuement préparée par le siècle du romantisme, d’impressionnisme et d’expressionnisme.


 

Monet, Meule de foin (1890)
 C. Monet, Meule de foin (1890)


 

Ainsi, Kandinsky lui-même relate sa surprise et sa prise de conscience à la découverte d’une œuvre de Monet exposée à Moscou en 1895 : « Et soudain, pour la première fois, je voyais un tableau. Ce fut le catalogue qui m’apprit qu’il s’agissait d’une meule. J’étais incapable de la reconnaître. Et ne pas la reconnaître me fut pénible. Je trouvais également que le peintre n’avait pas le droit de peindre d’une façon aussi imprécise. Je sentais confusément que l’objet faisait défaut au tableau. Et je remarquai avec étonnement et trouble que le tableau non seulement vous empoignait, mais encore imprimait à la conscience une marque indélébile, et qu’aux moments les plus inattendus on le voyait, avec ses moindres détails, flotter devant ses yeux. Tout ceci était confus pour moi, et je fus incapable de tirer les conclusions élémentaires de cette expérience. Mais ce qui m’était parfaitement clair, c’était la puissance insoupçonnée de la palette qui m’avait jusque là été cachée et qui allait au-delà de tous mes rêves. La peinture en reçut une force et un éclat fabuleux. Mais inconsciemment aussi, l’objet en tant qu’élément indispensable du tableau en fut discrédité ».

 

La peinture abstraite abandonne donc ainsi la représentation identifiable du monde. Elle n’a donc pas de sens selon les critères traditionnels. Elle est jeux de couleurs, de masses, de formes et traduisent des sensations physiques autant que des mouvements de l’esprit, ce que certains auteurs nomment un vocabulaire nouveau. Vers 1910, Kandinsky, Malevitch et Delaunay développent ce nouveau champ d’expression. Quant à l’arc noir, il possède pourtant une histoire sous-jacente. L’œuvre avait reçu un premier titre qui évoquait une pièce de harnachement en bois dont la forme est proche du demi-cercle. Mais la toile est tellement dépourvue du traditionnel mimétisme qu’on aurait beau en chercher l’évocation… en vain ! L’arc noir
n’en est pas un. C’est plutôt la représentation d’une dynamique, d’un climat où chaque couleur participe au déploiement des formes dans l’espace. A nous de tenter de l’apprivoiser… !