Oreille absolue !

 

Il est de bon ton, dans un certain public, de considérer que l’oreille absolue est un don du ciel qui témoigne des qualités de bon musicien de l’être qui en est doté. Les choses sont cependant beaucoup plus compliquées que cela et des études récentes semblent même montrer que, dans certaines circonstances, l’oreille absolue s’avère être plus un handicap qu’une facilité. 

Mais d’abord, précisons que cette faculté d’identifier immédiatement une note de musique par sa hauteur et par le nom qu’on lui donne ne touche qu’une petite partie des êtres humains et que, si la proportion de ces organes particuliers est fréquente chez les musiciens, les spécialistes ne peuvent affirmer avec certitude leur caractère inné ou acquis. En effet, on constate que les enfants en bas âge qui apprennent un instrument de musique sont plus disposés à révéler une oreille absolue que ceux qui débutent plus tard. Cette remarque permet de considérer que l’identification des sons de manière efficace résulte plus d’un apprentissage que d’un don préalable. Quand on apprend que les enfants de parents musiciens sont plus prédestinés que d’autres et que les fluctuations sonores de la langue maternelle débouchent sur plus de probabilité de la précision dans l’identification des sons, on ne s’étonne nullement que la proportion de ces oreilles se trouve augmentée dans les cultures asiatiques qui adoptent un langage aux larges fluctuations mélodiques.


 

Oreille


 

Car il est désormais prouvé que posséder l’oreille absolue ne suppose pas une meilleure qualité auditive que celles de l’oreille relative qui est celle de la majorité des gens. Cette dernière a besoin d’un étalon (le diapason) pour pouvoir ensuite, moyennant un apprentissage, identifier les sons avec exactitude. Il semblerait que l’oreille absolue se rapporte à la mémoire à long terme (se souvenir toujours des hauteurs de sons) tandis que l’oreille relative soit en liaison avec la mémoire à court terme (et a donc besoin de la répétition régulière de l’étalon en question). Mais au-delà de cette différence, la perception qualitative des sons est tout aussi efficace dans un cas comme dans l’autre. 

Mais lorsqu’il s’agit de jouer de la musique, de construire des phrases musicales, de percevoir des rapports harmoniques et des rythmes, les uns ne semblent pas posséder plus de facilités que les autres. Car il est question alors d’éducation de l’oreille qui est très relative en fonction des individus et très différente en fonction de la culture en présence. L’oreille musicale est donc avant tout un acquis culturel que presque tout le monde normalement constitué peut appréhender. Dans notre système tonal occidental, nous avons appris que chaque note possède également sa fonction (tonique, dominante, sensible, …). Si nous n’avons pas appris la musique, nous le sentons intuitivement (mais ne pourrons pas nommer les sons) et percevons la hiérarchie du monde sonore. Toute notre musique tonale est bâtie sur ce principe. Si, au contraire, nous avons formé notre oreille à la pratique musicale, nous pourrons nommer les fonctions tonales et en déduire le nom des notes (un peu comme dans la grammaire ou la fonction d’un mot en détermine le sens précis). Beaucoup d’oreilles relatives parviennent donc à identifier la tonique d’une séquence musicale et la rapportent à do (même si ce n’est pas le cas). Pourquoi do ? Tout simplement parce que l’apprentissage du solfège et des instruments débute par des morceaux en do majeur et que c’est aussi la tonalité la plus simple en matière d’altérations (pas de dièse ou de bémols à la clé).


 

Gamme_de_Bach
 


 

En conséquence, on rapporte à la tonalité de do majeur (ou la mineur pour les mêmes raisons) des rapports de hauteurs sonores de manière tout à fait efficace. Il serait très intéressant de pouvoir remonter le temps et d’observer comment des oreilles relatives anciennes (avant l’invention du tempérament égal, avant le XVIIIème siècle) pouvaient procéder. Car nous ne pouvons réaliser aujourd’hui cette opération qu’en fonction des gammes modernes qui répètent le modèle de la gamme de do majeur sur toutes les hauteurs sonores (le système tempéré). La gamme de ré majeur actuelle est identique à la gamme de do majeur pour la qualité de ses intervalles. Elle débute seulement un ton plus haut et a donc besoin d’un fa et d’un do dièses pour réaliser le même parcours. Auparavant, chaque gamme obéissait à ses propres intervalles et sonnait donc légèrement autrement. C’est ce qui a permis les théories des affects où chaque gamme avait son caractère précis. Entendaient-ils donc en fonction de l’affect des tonalités ? Personne ne peut le dire, mais les hypothèses semblent converger vers une écoute de l’affect permettant l’identification de la gamme, des intervalles de celle-ci et enfin des notes jouées.


 

Clavecin
 


 

De toutes les manières, il semble évident que l’oreille relative s’accroît avec la formation musicale qui, elle-même, développe les images mentales du phénomène sonore. Identifier une quinte, par exemple, se fera, dans le cas de l’oreille relative, par la différence qualitative qu’elle représente par rapport à une quarte (l’intervalle de quinte est plus grand que celui de la quarte) ou par rapport au degré de consonance qu’elle produit par rapport à la quinte diminuée foncièrement dissonante. Les oreilles relatives ont appris à identifier les qualités des sons dans leur succession et leur superposition là où les oreilles absolues ont simplement reconnu la hauteur exacte d’un son. 

Car il semblerait bien que les détenteurs de l’oreille absolue éprouvent des difficultés dans des musiques anciennes munies d’un autre diapason. Entendre de manière absolue le diapason du la à 440 Hertz implique souvent la perception du diapason baroque de 415 Hertz non pas comme un la, mais comme un la bémol, ce qui dénature la vision de l’écriture musicale. En effet, une sonate baroque en do majeur jouée au diapason ancien correspondra, pour l’oreille absolue, à la tonalité de si bémol majeur. Et que dire du travail si fréquent de la transposition que pratiquent les musiciens et qui semble, d’après des études très scientifiques, perturber l’oreille absolue ?


 

Piano
 


 

Il semblerait donc que l’oreille absolue ne soit qu’une aptitude aux possibilités très restreintes qui consiste en la seule capacité de pouvoir identifier sans erreur, et dans certaines conditions seulement, le nom d’une note qu’on entend. Elle n’a donc rien à voir avec la valeur du musicien dont elle n’améliore en rien le savoir-faire ou la sensibilité. Pourquoi est-elle donc alors l’objet de tant de considérations ? Elle ne semble pourtant pas impliquer une autre perception de la musique et j’ai personnellement rencontré plusieurs musiciens qui se plaignaient de cette faculté extraordinaire comme d’un poison plus que d’une aubaine. Quelle que soit notre oreille, le seul moyen de percevoir la musique avec la qualité que nécessite l’art musical est de veiller à l’éduquer de manière continue en utilisant toutes les ressources de notre cerveau et de notre corps.

5 commentaires sur “Oreille absolue !

  1. Bonjour Jean-Luc,
    Il n’y a aucune incohérence. En fait, vous confondez deux notions. La première, celle de la clé qui n’est ni une note ni une hauteur de son, mais un signe qui permet de déterminer où se trouve la note « sol » sur la portée. De la même manière, la clé de fa désigne l’endroit o* se trouve la note « fa ». On utilise la clé de sol pour les notes aiguës (main droite du piano) et la clé de fa pour les notes graves (pour la main gauche). Ce sont donc des clés, pas des notes.
    Par contre, le « la » que donne le hautbois est la note de référence sur laquelle s’accordent tous les instruments de l’orchestre. C’est la note « étalon », fixée à 440 Herz par convention. C’est, finalement, comme le mètre qui est l’étalon de la mesure permettant à tous de calculer une distance sur la même base. C’est le rôle du la. Si les musiciens s’accordaient tous à partir d’autres notes que celle-là, il règnerait dans les orchestres une terrible cacophonie. Cette note « la », donnée par le hautbois n’est donc qu’un point de repère pour accorder les instruments.
    Je suis conscient de la complexité des notions musicales, mais j’espère avoir répondu à votre interrogation.
    Cordialement

  2. Pourquoi est ce qu’à l’écoute un musicien se réfère au La , alors que la partition qu’il va jouer est en clef de Sol ? ( Il n’y a pas de clef de La )
    D’où vient ce changement de référence lors du passage de l’écoute à l’écrit ?

  3. Ceci me rappelle un documentaire où, dans une expérience, ‘on voyait des bébés apprendre des sons étrangers (langue indienne ), tous les sons sont reconnus en bas âge, puis seuls les sons utilisés sont retenus et reconnus par la suite . (une fois la période d’apprentissage terminée )
    Peut être qu’un CD de formation de l’oreille musicale serait utile à cette période du bébé, pour ne pas perdre cette capacité .

  4. Les états d’âmes qui sont associés aux tonalités sont des vestiges des tons non tempérés. Ainsi on pouvait affirmer, à l’aube du XVIIIème siècle, que chaque ton était différent l’un de l’autre. On leur attribuait alors un affect particulier qui se retrouve dans les traités de rhétorique musicale de l’époque.

    Avec le tempérament égal et la division mathématique de l’octave en intervalles égaux de demi-tons, on a aboli les différences entre les gammes. Par contre, on a permis aux instruments à clavier de jouer dans tous les tons majeurs et mineurs sans devoir les réaccorder. Le résultat est alors clair: toutes les tonalités sonnent de la même manière puisque elles sont toutes construites sur le même modèle mathématique (le ton est divisé en deux demi-tons égaux). il ne reste plus que le mode majeur et le mode mineur pour réellement distinguer les affects.

    L’affect particulier à la tonalité n’existe plus, mais les compositeurs ont gardé l’habitude de composer dans les tonalités jadis utilisées pour tel ou tel affect. Ainsi, souvent, un requiem est écrit en ré mineur (attribué autrefois à la mort), même si ce dernier n’est pas plus « triste » désormais que le mi mineur. De même, Beethoven utilise le mi bémol majeur pour ses oeuvres « héroïques » en fonction de l’ancienne rhétorique des tonalités.

    C’est donc pour cela que lorsque vous écoutez le Clavier bien tempéré dans le désordre, vous ne liez pas particulièrement l’affect à la tonalité, mais au caractère que Bach a bien voulu lui donner.

  5. J’ai beaucoup apprécié cette incursion physico-arithmétique au coeur de la notion de tonalité. On dit trop peu qu’ « En effet, une sonate baroque en do majeur jouée au diapason ancien correspondra, pour l’oreille absolue, à la tonalité de si bémol majeur ». Vient ma question :

    On associe souvent des états d’âmes aux tonalités:
    ut majeur triomphant, ré mineur attristé, etc …:
    cela a-t-il un fondement ? Quand on réécoute le clavier bien tempéré dans le désordre (ce qui est très facile à faire sur un lecteur CD), je ne perçois rien de semblable. En tous les cas cela ne me saute pas aux oreilles. Un avis à ce sujet?

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