Ecouter Schumann est toujours une expérience bouleversante. On entend bien les obsessions qui animent son écriture musicale et sa terrible virtuosité qui a le don de mettre les pianistes dans des positions physiques et psychologiques scabreuses. Ainsi le piano de Schumann est un vrai livre ouvert qui nous parle de l’homme, de ses angoisses et de ses amours.
Avec les Novelettes de l’opus 21, on est en 1838, à une époque où la situation entre Robert et Clara est encore rendue difficile par l’autorité du père Wieck qui s’oppose encore à leur union (Clara a dix-neuf ans et son père entrevoit pour elle une grande carrière. Il a probablement déjà compris aussi l’état psychologique de Robert qui fur aussi son élève).
Encore peu connues, ces pièces, très ardues, ont été éclipsées par les nombreuses œuvres phares de cette année là. On compte, en effet, au même moment, la composition d’œuvres aussi importantes que les deux sonates (opus 14 et 22) ainsi que les fameuses Scènes d’enfants et les terribles Kreisleriana. Selon Schumann lui-même, les Novelettes sont « de longues histoires excentriques, mais d’un seul tenant ». Le nom curieux de « Novelette » se rapporte donc en partie à la forme du petit récit, mais est aussi une allusion à la pianiste que Schumann admirait et qui portait le même prénom que sa bien-aimée, Clara Novello.
Mais quand le compositeur parle de « badinages, d’histoires d’Egmont », il fait la liaison avec le personnage de Clärchen du drame de Goethe qui met en scène des scènes de famille avec un père et…un mariage ! Ce ne sont donc pas des nouvelles au sens littéraire du terme, mais des suggestions poétiques qui transmettent toutes les pensées de Schumann en rapport avec Clara. Les huit pièces du recueil sont toutes de forme rondo, alternant un refrain et des couplets. Mais cette description sommaire ne rend pas bien compte de la variété de la forme et je commenterai donc un peu la première novelette que vous pourrez écouter ci-dessous interprétée par Sviatoslav Richter.
A l’époque romantique, le principe du rondo se dégage de plus en plus du final de la sonate pour prendre place au sein de formes autonomes du répertoire pianistique. Le refrain, extensible et compressible dans le temps, joue le rôle de premier plan. Il constitue le thème principal de la pièce et assure la continuité entre les différents volets de la partition. Mais dans le cas de cette première novelette, le refrain n’est pas le point focal de l’œuvre même s’il revient souvent sous diverses formes.
Eusébius, le mélancolique à gauche et Florestan, le vaillant à droite
Celui-ci (A), en fa majeur, indiqué Marqué et vigoureux, est une marche puissante, même si elle peut sembler un peu lourde. Dans une large harmonie faisant un usage des doublures, elle est ponctuée par des triolets placés asymétriquement aux deux mains. Ses trois séquences recouvrent déjà toutes les tonalités qui auront un sens dans la pièce entière (fa majeur, ré bémol majeur et la majeur). La force et la puissance de cette musique, qui, dans son asymétrie évidente, nous laisse percevoir Florestan, l’entité exubérante (opposée à Eusébius) de Schumann dans son angoisse du double, témoigne, dans sa facture de cette répétition continue des mêmes motifs tels qu’ils apparaissent dans les phases maniaques du compositeur. Ce refrain apparaît quatre fois au total dans des versions structurelles et des tonalités variées dans le courant de la pièce.
Il est entrecoupé par des couplets divers qui distillent chacun une autre ambiance. Le premier (B) nommé trio est un superbe lied sans paroles. Cantilène vocale avec son accompagnement de triolets, il frémit de sa superbe courbe lyrique. Plus mélancolique que le refrain, l’épisode offre un superbe contraste et traite le temps sans précipitation, comme un alanguissement profond. Il répond mieux à l’appellation Eusébius et déploie un chant d’amour très touchant.
Le refrain revient alors (A’) comme une simple allusion de quelques mesures. Utilisant le procédé du raccourci, il n’est pas besoin de le réexposer complètement pour le ramener à notre conscience. Ce procédé du raccourci est bien utile au regard des proportions que doivent adopter une pièce si brève soit-elle. C’est un peu le même procédé que dans notre langage articulé, lorsque nous prenons aussi ce genre de raccourci (Exemple : As-tu vu cette belle maison ? Je l’ai vue ! Sous-entendu « cette belle maison »).
Arrive un nouveau couplet (C) qui impose un style encore tout différent. Il s’agit d’une musique polyphonique qui procède par imitations des voix à partir d’une séquence, le sujet, descendante et très expressive, un peu comme une catabase. Cette écriture témoigne de l’attrait que Schumann avait pour la musique de Bach et nous rappelle qu’il avait été, avec Mendelssohn, un pionnier dans la redécouverte du maître. Mais le message n’est pas seulement là. Cette musique qui fonctionne comme un miroir, avec ses sujets et réponses, ses images et leurs reflets, ranime de désarroi de l’homme et de son image, le vieux concept tellement romantique de l’homme et son double. E.T.A. Hoffmann l’avait magistralement mis en scène dans une scène terrible des aventures du maître de chapelle fou, Kreisler, qui fascinait tant Schumann. On a soudain l’impression d’être au bord du lac du roman et d’assister aux reflets brouillés et déformés par les remous de l’eau. Assurément, le cœur de la novelette est bien ici, dans cette image toute intime mais ô combien éloquente du personnage Schumann dans sa psychologie malade. Il n’empêche, ce passage est sublime et nous transporte dans l’émotion romantique la plus pure, paradoxe quand on sait que c’est à l’aide d’une forme baroque que le compositeur y arrive.
Le refrain est de retour (A’), mais à peine le temps qu’on s’en rende compte. Fulgurant et tragique dans son aspect laconique, il laisse la place à la belle romance sans paroles (B’) que nous avions déjà entendue. C’est alors le dernier retour du refrain (A’) qui termine la pièce dans la tonalité initiale de fa majeur.
Observons donc la forme globale :
A-B-A’-C-A’-B’-A
Soit un rondo symétrique, dont le point central est le miroir C, unique confession. Il est entouré par le refrain qui utilise largement du raccourci, sauf à la fin et de la romance, immuable qui semble se présenter à l’identique (moyennant la différence de tonalité). Tout cela pour définir trois aspects psychologiques répondant à des comportements différents dans le temps.
Le refrain et ses élisions est en perpétuelle mutation, donc instable par essence. Florestan dans sa verve asymétrique et tonitruante évolue à chaque réapparition. Non, il n’évolue pas vraiment, il ne se développe pas, il se réduit, plutôt. Il subit de plein fouet le temps.
La romance, elle, est immuable et chante son amour de manière constante. C’est l’équilibre de la pièc
e, le chant d’amour pour Clara. C’est bien là une constante dans l’œuvre de Robert, chanter toujours et partout cet amour extraordinaire que les ravages de la maladie et de l’instabilité ne parviennent pas à détruire. Il est la constance.
Le passage polyphonique (C) est unique et répète inlassablement sa séquence descendante. L’obsession de Kreisler qui habitait Schumann. Il nous la montre au cœur de la pièce. Mais cette symétrie du rondo ne l’est que sur papier, car en y réfléchissant bien, C n’est pas au centre de la pièce. Il commence au centre et se déploie jusqu’aux régions de la divine proportion, soit jusqu’aux deux tiers de la pièce. C’est ce fait là qui le place vraiment en exergue du reste et contribue à le mettre en évidence. Vérifions : 137 mesures pour la pièce entière que nous multiplions par la divine proportion, soit 0,618 donne 84 qui est le numéro de mesure qui referme le bref retour du refrain. Tout C est donc, non pas au centre, mais dans la région du nombre d’or. Il est sémantiquement essentiel et le point focal de l’oeuvre.
On le voit, le compositeur romantique, s’il utilise des architectures données et existantes, le modèle à sa manière pour en faire un objet unique qui lui convient personnellement. Comprendre les structures, c’est aussi aller vers la signification de l’œuvre. Il ne faut cependant pas se laisser leurrer par des variantes toutes personnelles qui témoignent plus du génie des compositeurs que, comme on l’a trop dit, d’une défaillance de l’artiste dans l’équilibre de ses formes musicales.