Musique et instrument

Lorsqu’on évoque l’instrument de musique, on ne peut s’empêcher de se poser les questions essentielles qui accompagnent son rôle dans la production musicale. Beaucoup l’ont fait avant moi et ont cherché à y répondre avec pertinence. Déjà dans la première partie du XXème siècle, André Schaeffner s’était intéressé aux objets sonores en remettant en cause le principe même de ce que nous appelons l’instrument de musique. Ecoutons-le !  

« Pouvons-nous définir le terme d’instrument de musique ?Autant peut-être nous demander s’il existera jamais une définition de la musique qui soit précise et valable en tous les cas, qui réponde également à toutes les époques et à tous les usages de cet art. Le problème des instruments ne touche-t-il pas celui des limites de la musique ? Un objet est sonore ; à quoi reconnaîtrons-nous qu’il est musical ? Quel mode de relation s’établit-il entre la musique et les objets sonores ou bruyants dont elle provoque l’emploi ? S’est-elle constituée selon le disparate de tous les procédés sonores, et se reconnaît-elle auprès de chacun d’eux ? Bref, la musique est-elle l’œuvre de ses instruments ou n’ont-ils été construits que selon son image ? »  

On le voit, le problème n’est pas simple à résoudre. La notion d’instrument est très relative dans l’absolu. Il suffit d’observer les divers objets que les musique traditionnelles peuvent utiliser. On se rend très vite compte qu’un objet usuel de la vie quotidienne peut se métamorphoser en un instrument de musique parfaitement original et valide. Objet usuel ? Pas seulement…ou se trouve la frontière entre un instrument et le roseau dans lequel on souffle ? Qui pourrait affirmer que deux pierres entrechoquées en rythme ne sont pas musicales (beaucoup d’auditeurs ont été scandalisés par l’usage au sein de l’orchestre symphonique de deux papiers de verre frottés l’un contre l’autre. Mahler avait déjà choqué par l’utilisation d’un gros marteau en bois (maillet) dans sa sixième symphonie !). Il faudra alors affirmer que l’action de l’homme sur des objets sonores avec la détermination d’émettre des sons organisés constitue le critère premier de l’instrument de musique. Encore faudrait-il définir la frontière entre le son dit musical et le bruit souvent utilisé musicalement! Il est, comme le mentionne Schaeffer, intrinsèquement lié à la définition de la musique elle-même.


 

Pierres lithophoniques africaines
 

Lithophones africains


 

Mais si nous devons être sensibilisés à ces nuances générales, je n’entreprendrai pas, dans le cadre de cette « saga » des instruments de me pencher sur l’organologie extrêmement vaste et passionnante des instruments du monde. Seuls entreront en ligne de compte les instruments occidentaux qui participent à l’orchestre dit « classique ».


 

Partition
 Partitions autographes de JS Bach


Pourtant, d’autres questionnements m’assaillent encore avant des les aborder systématiquement. Le premier, le plus fascinant, sans doute, est le vrai rôle de l’instrument (la voix y étant comprise, bien évidemment). Si nous pouvons entendre la musique, c’est grâce à cet intermédiaire entre le compositeur et l’auditeur. Il fut un temps (des temps, … la plupart des temps !) où le compositeur était lui-même son propre interprète. C’est encore largement le cas dans les musiques ethniques et les variétés (chanson, rock, jazz, …). Par contre, dans la musique occidentale, depuis la seconde moitié du XIXème siècle, l’art de la composition et de l’interprétation ont eu tendance à se séparer. La liaison entre les deux est la partition et, dans le meilleur des cas, les conseils et les indications du compositeur lui-même. Mais le vrai problème est que la partition ne peut pas tout dire. Aussi sophistiqué que soit son écriture et aussi précise que soit sa notation, elle n’est qu’un ensemble de signes qui donnent une idée sur la réalisation sonore à accomplir. Dans le monde, il y a bien plus de musique non écrite que de musique écrite. C’est un fait bien établi qui oblige les musiques de transmission orale à rester en contact avec celui qui détient le « savoir ». On imagine alors que, au cours du temps, ces œuvres se sont modifiées considérablement en fonction de l’esprit du temps et de la personnalité des « transmetteurs de savoir ». Dans notre musique écrite, la partition étant présente, on croit échapper à ce phénomène. C’est un leurre. Car la partition n’est pas la musique. Alors, les interprètes, interprètent et transforment sensiblement l’
œuvre. 
 

C’est surtout valable pour notre passé. On sait que les interprètes baroques étaient tellement rompus à l’art de la basse continue ou à l’ornementation que le compositeur, souvent son propre interprète, ne se sentait pas obligé de tout noter (la basse chiffrée, par exemple, supposait de l’improvisation). On se doute donc que les phrasés, la dynamique, la notion de tempo, la basse continue, l’ornementation et, dans une large mesure, les timbres eux-mêmes (c’est à dire les instruments !) obéissaient à des pratiques bien assimilées par les musiciens de l’époque. Ces derniers ne jouaient d’ailleurs que la musique de leur temps, à l’inverse des musiciens d’aujourd’hui confrontés à la musique du passé et donc à une variété de styles différents.


 

Orchestre baroque
Orchestre baroque européen 


Mais ni Bach, ni Beethoven, ni Debussy ne sont encore là pour nous dire ce qu’ils désiraient vraiment entendre. D’ailleurs, même de leur vivant, ils retouchaient leurs partitions lorsqu’ils les entendaient se réaliser sur les instruments ! Alors que faire pour approcher la réalité de l’œuvre si elle existe vraiment ? La musicologie moderne a beaucoup étudié le problème non seulement en épluchant les traités, la correspondance des compositeurs et des musiciens ainsi que l’iconographie d’époque. On a cherché à revenir aux sources les plus pures (Urtext), en érigeant souvent la partition au rang d’Evangile, ce qu’elle est effectivement en partie. On a retrouvé une bonne part des techniques instrumentales anciennes, on a fabriqué copies des instruments anciens et de leurs accessoires, on a, enfin, nettoyé les orchestres des boursouflures qui s’y étaient incrustées avec le temps. Et tout cela au nom de l’authenticité !


 

 Iconographie musicale


 

 

Le mot est lancé : ATHENTICITE. Est-elle possible ? Non ! Personne ne peut être certain de faire sonner son orchestre ou son instrument comme Bach le faisait, même après les études les plus poussées. On peut en avoir une idée relativement précise, certes, mais l’authenticité certifiée n’existe pas. Existerait-elle qu’elle ne serait peut-être pas utile pour nos oreilles d’aujourd’hui. Nous serions effectivement très surpris d’entendre les grands solistes du violon du XVIIIème siècle. Nous serions sans doute bien déçus d’écouter la sonorité et la justesse de l’orchestre de Beethoven. La pratique musicale a tellement évolué ! Certains diront qu’elle s’est aseptisée, uniformisée dans le juste et le musicalement correct. Ils n’ont sans doute pas tout à fait tort. Mais une musique doit-elle être historique ou correspondre à la sensibilité d’une époque qui n’est plus la nôtre. Nous ne vivons plus dans le même environnement, tout a changé ! Non, les musiciens qui jouent Vivaldi sur les instruments de l’époque, avec les techniques d’époque ne sont pas authentiques non plus. Il faut le savoir. Mais alors, que faire ? Le problème est de taille et représente un casse-tête pour les musiciens, les directeurs  et les chefs d’orchestre.


Orchestre symphonique, choeurs et solistes

 

Orchestre symphonique, choeurs et solistes


En bref, nous avons trois cas de figure qui peuvent se présenter. Le premier, devenu le plus simple, c’est la spécialisation. Les musiciens se concentrent sur l’expression de la musique d’une époque déterminée. C’est bien, mais sans doute trop restrictif pour la plupart des musiciens qui ont besoin d’élargir leurs répertoires (on voit d’ailleurs des Harnoncourt  et Herreweghe, jadis spécialisés dans la musique ancienne, s’attaquer à du répertoire romantique et contemporain).  

Le deuxième consiste à ne tenir aucun compte de l’histoire de l’interprétation et de tout jouer de la même manière. Cela simplifie la vie, la partition devient le seul critère d’exécution d’une œuvre, mais cela dénature les spécificités et n’est, depuis longtemps maintenant, plus convainquant du tout.  

La troisième alternative consiste à jouer tout le répertoire en travaillant les styles, les effectifs (pas nécessairement avec instruments anciens !) et les particularités de l’époque que l’on joue. C’est, à mon humble avis, la solution la plus prometteuse aujourd’hui. On constate, en effet, que les chefs et les musiciens sont non seulement conscients de ne pas devoir interpréter B
ach comme Mahler, mais qu’ils travaillent volontiers à l’approche spécifique des différents styles. Pour ne prendre qu’un exemple bien connu chez nous, l’OPL a mis à son programme, pour la saison prochaine, des œuvres du XVIIIème siècle qui seront jouées par les membres de l’orchestre et leur chef François-Xavier Roth. Nul doute que leur style sera bien différent du répertoire romantique, lui-même différent de celui de la musique contemporaine, et qu’il s’approchera d’une sensibilité baroque tout en développant une émotion adaptée à notre époque. La musique ne doit jamais être considérée comme un objet de musée qu’on observe de loin comme de précieuses reliques.
 

Ne vous méprenez pas sur mon propos. Je ne suis pas contre les « baroqueux ». Je les écoute très souvent et considère qu’ils ont réalisé un travail formidable dont plus personne aujourd’hui ne peut ignorer les retombées. Mais je comprends aussi le besoin des musiciens classiques actuels d’avoir envie de jouer des répertoires plus vastes, d’englober la culture occidentale avec plus d’envergure. Le problème majeur de notre époque, c’est qu’elle s’est spécialisée d’une manière telle qu’on ne fait plus, souvent, la liaison entre les disciplines. On considère que l’historien non spécialisé est un « vulgarisateur » de mauvais goût. C’est faux. Cela l’est d’autant plus dans le domaine de l’activité artistique qui se doit d’englober toute l’histoire de la pensée et de la créativité humaine. Ce n’est possible qu’en prenant conscience que l’histoire n’est pas une succession de blocs temporels indépendants les uns des autres mais une continuité incessante de d’acquis et de transformation des ces acquis. J’ai connu un musicologue incollable  sur les vingt premières années du XVIIème siècle mais qui était incapable de reconnaître la Quatrième symphonie de Beethoven ! Or un orchestre sera amené à interpréter trois siècles de musique et à transmettre autant de messages de compositeurs de tous horizons. On comprend mieux, alors, la complexité du sujet et l’importance de cet intermédiaire entre le compositeur et l’auditeur qu’est l’interprète. Dans la manipulation de son instrument, il assure cette fameuse transmission évoquée plus haut.


 

Gaston Lagaff

Gaston Lagaffe


 

Mais cette transmission ne doit jamais être sèche et aride, elle doit toujours résulter d’un équilibre, d’une alchimie entre ce qui est purement technique, ce qui est historique et ce qui relève de l’émotion. Et cela, c’est purement humain. La musique est l’expression de la vie et les compositeurs ne sont jamais aussi vivants que lorsqu’un interprète leur rend vie par le truchement de sa propre sensibilité familiarisée avec le langage supposé du dit compositeur. Le musicien et a fortiori son instrument sont donc comme un catalyseur qui permet à l’auditeur de percevoir le dénominateur commun entre des êtres humains du passé ou du présent et nous-mêmes. On comprend soudain tout l’enjeu d’un enseignement de qualité axé non seulement sur les techniques instrumentales, mais aussi sur l’éveil et la sensibilisation aux diverses « sciences humaines ».

 

A suivre…