Drame en sept âges !

 

Travaillant sur Falstaff de Verdi en préparation de la saison prochaine, je ne résiste pas à partager avec vous un extrait de très bel article paru dans la revue Lire en décembre 2008 et écrit par Jean Montenot. Il résume avec brio l’esprit de Shakespeare et replace l’auteur à sa juste place dans l’univers philosophique et humain qui le caractérise.


 

William Shakespeare


 

« Dramaturge et poète, Shakespeare n’est pas un philosophe. Comme pour tous les grands dramaturges, on ne peut tirer de son œuvre une pensée systématique dont elle serait l’expression. La pensée théâtrale est par essence plurielle, celle de Shakespeare n’échappe pas à la règle : elle est au service d’un réel, entendons aussi bien d’un imaginaire, et d’un irréel, voire d’un surnaturel, qui excède de beaucoup les pâles réductions qu’en peut faire la sagesse des hommes : « Il y a plus de choses sur la terre et dans les cieux que n’en rêva jamais toute la philosophie », dit Hamlet à Horatio.

 

Donner à voir cette riche complexité du réel, en faire sentir avec la force du verbe dramatique et poétique – car au théâtre, même si toutes ses pièces ne sont pas versifiées, Shakespeare ne cesse pas d’être un poète – les reliefs, les abîmes, les sublimités, le tout à hauteur d’homme, c’est-à-dire en tenant compte de l’extraordinaire fragilité de la vie, telle est la vertu première de la pensée théâtrale de Shakespeare.

 

Dans son univers, tous les aspects de la vie, même les plus reculés, se croisent : la sexualité jusque dans ses conséquences maladives – dimensions trop souvent édulcorées par les traductions prudes et trop prudentes d’antan- y côtoient les sentiments les plus nobles et les réflexions les plus radicales sur la condition humaine. L’humanité de Shakespeare tient précisément en ce qu’il voit et montre, en chacun de ses personnages, l’ambivalence, le composé de hauteur et de bassesse, de justice et d’iniquité que chaque homme porte en lui et l’énigme qu’est à chacun sa propre pensée. Shakespeare ne juge pas de l’extérieur se personnages, il montre les ressorts complexes, parfois inextricables, qui les poussent à agir ou à ne pas agir. Les songes et les pensées  prennent même corps. Spectres et fantômes figurent ainsi sur scène les conflits, les remords, les espérances qui meuvent, souvent à leur insu, des âmes confrontées aux aléas de l’existence, de l’ordre à rétablir et des désordres à venger ou à pardonner.


 

Füssli, Les trois socrières dans MacBeth, 1783
 Füssli, Sorcières de Macbeth


 

Ces allers et retours entre le monde visible et le monde invisible sont facilités du fait que Shakespeare a repris le lieu commun baroque selon lequel la vie est songe. Jouant sur l’indistinction théorique entre le rêve et la réalité, dans un passage qui peut être lu comme une sorte de profession de foi et de testament littéraire de Shakespeare lui-même, il fait dire à Prospero : «  Nos divertissements sont finis. Ces acteurs, j’eus soin de le dire, étaient tous des esprits : Ils se sont dissipés dans l’air, dans l’air subtil. Tout de même que ce fantasme sans assises, … les temples solennels et ce grand globe même, avec tous ceux qui l’habitent, se dissoudront, s’évanouiront tel ce spectacle incorporel sans laisser derrière eux ne fût-ce qu’un brouillard. Nous sommes de la même étoffe que les songes et notre vie infime est cernée de sommeil… » Mundus est fabula donc, mais par contrecoup, la vie réelle devient une sorte de théâtre comme le proclame l’adage de Pétrone, gravé au fronton du Globe où jouait la troupe de Shakespeare : Totus mundus agit histrionem (Tout le monde joue la comédie). Le dramaturge peut donc puiser presque librement son inspiration dans la vie.

 

Jacques, le seigneur mélancolique dans Comme il vous plaira (II, 7) ne parle pas autrement : « Le monde entier est une scène. Hommes et femmes, tous n’y sont que des acteurs. Chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties, et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles, c’est un drame en sept âges ». Et de décliner les sept âges de la vie : depuis le nourrisson « vagissant et bavant » jusqu’à cette « seconde enfance, oublieuse de tout, sans dents, sans yeux, sans goût, sans ri
en du tout
 », en passant par « l’écolier pleurnicheur », « l’amoureux aux soupirs de forge », le soldat « en chasse de l’éphémère gloriole », le juge « plein de sages dictons et de jugements récents » et le sixième âge « aux mollets ratatinés » préludant le retour à l’enfance du vieillard sénile. Ainsi parle encore Macbeth au moment où s’effondrent ses ambitions : « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui s’agite et parade une heure sur la scène, puis on ne l’entend plus. C’est un récit plein de bruit et de fureur qu’un idiot raconte, et qui n’a pas de sens ».


 

Schrödter, Falstaff et son page (1867)

Schrödter, Fallstaff et son page (1867)


 

Il ne faut toutefois pas en conclure que le théâtre de Shakespeare est un théâtre d’illusions, c’est aussi et surtout un théâtre d’actions et de rebondissements, dans lequel les acteurs jouent leur rôle, comme les hommes dans la vie, ce que dit assez bien l’anglais to act qui signifie à la fois « agir » et « jouer ».