« Le mot est un voile à travers lequel notre âme regarde pendant qu’une autre âme cherche à voir. Sur ce voile s’accroche l’image du monde extérieur et celle de notre monde intérieur. Quand je me tais un moment, j’interromps ce contact dans la sphère la plus subtile.
Dans sa mélodie, le mot est un relief de la vie bombé des deux côtés. On ne peut expliquer sa mélodie qu’en descendant jusqu’au seuil de sa naissance : à l’humeur de ce moment précis de la vie dont elle est une hémorragie sonore. La mélodie du mot et l’humeur du moment est mouvement sur mouvement. Les exemples des mélodies du parler plus frappantes renvoient clairement à des sortes d’humeurs, je dirais, particulièrement productive.
Je me fabrique mon humeur particulière, différente de celle qui normalement me gouvernerait ; le soir, je m’induis dans une volupté créatrice, je me laisse, malgré ma fatigue, gagner par l’enthousiasme ; une bonne femme se met à crier hystériquement comme saisie de spasme, la compagnie s’abandonne à la colère d’une querelle. De but en blanc, un bébé se met à pleurer à pleins poumons, etc. […]
Leos Janacek
Chez un individu sain, une humeur ne dure pas longtemps. Nous savons d’expérience combien un compositeur s’efforce de se maintenir dans la même humeur ! Combien il fuit le monde, pourvu qu’il l’exprime dans sa composition dans la même disposition d’esprit.
Dans quelle hâte il griffonne l’esquisse de sa pièce ou d’une de ses parties afin qu’elle garde sa cohérence.
Pour qu’une même humeur se maintienne pendant plus longtemps, il lui faut des impulsions répétées du même type.
Dans le parler, le rythme n’apparaît pas clairement. Par la répétition de la mélodie du parler, l’humeur primitive s’évapore au profit de l’humeur « musicale » qui prime et règne. Celle-ci ne change pas le rythme de la parole mais l’organise différemment. Cette organisation musicale est beaucoup plus transparente : nous ressentons et exprimons son effet calmant en l’appelant l’effet du chant.
Le mystère de la sensibilité rythmique dans le chant et dans la chanson est levé.
Avec l’humeur primitive cependant disparaît aussi la toile d’araignée des sons secondaires, intermédiaires qui voilent le principal contour des mélodies du parler.
Des mélodies « nettoyées » se lèvent. Qu’on le veuille ou non, on y entend le chant… »
(Leos Janacek, Ecrits choisis, traduits et présentés par D. Langer, Fayard, Paris, 2009)