Galanteries et plus si affinités!

 

En musique, on considère généralement que la période qui s’étend entre 1730 et 1800 et que nous nommons bien souvent le classicisme trace un pont entre l’ère baroque et le romantisme. Il faut reconnaître que l’époque est riche en changements et comporte quelques noms aussi illustres que Haydn et Mozart. Mais qu’en est-il exactement de cette « transition » esthétique ? C’est ce que tentais de tracer à Nivelles la semaine dernière, en voici un résumé. 

Lorsque Jean-Sébastien Bach meurt en 1750, l est considéré comme un personnage appartenant déjà à une époque révolue. Ses propres fils sont les détenteurs d’un nouveau style musical plus apte à se prêter aux besoins d’une époque qui voit naître les théâtres et les salles de concert. Un nouveau public fait de riches bourgeois désirant s’approprier les divertissements de l’aristocratie se jette corps et âme dans la pratique musicale en « amateur » et porte au pinacle des interprètes virtuoses qui, désormais et à l’image des castrats de la fin du baroque, parcourent l’Europe pour se produire avec succès sur les scènes des grandes villes. Ce public, garant d’un renouveau de la musique, va imposer un style plus léger que celui des derniers baroques et de Bach en particulier. 

On avait déjà vu poindre, au tout début du XVIIIème siècle, le désir de virtuosité tant vocale qu’instrumentale. Le concerto de soliste en était l’illustration évidente. Si on devait caractériser la première réforme de la musique en quelques mots, on serait amené à décrire la musique « galante » (équivalent de l’art rococo) comme l’exploitation de la ligne mélodique comme un véritable culte, reléguant la savante polyphonie au rang des vestiges du passé. Dans l’art rococo, on peut facilement constater que l’ornementation a pris le dessus par rapport à l’époque baroque. Souvenons-nous cependant que l’art baroque utilisait l’ornement, la courbe et l’arabesque comme le résultat du geste, élément premier de cet art. Il était question de montrer le mouvement, le côté éphémère du geste qui s’étire dans le temps. L’ornement en était la conséquence directe et possédait, en conséquence, une signification rhétorique très profonde, je n’y reviens pas aujourd’hui. Dans l’art rococo, l’ornement existe pour lui-même et n’est plus nécessairement le résultat du geste. Il ne possède plus (mais c’est déjà beaucoup !) que son aspect décoratif et l’exploite d’une manière très exubérante. Il suffit d’observer les églises allemandes de cette époque pour en saisir l’essence, moins spirituelle et plus décorative.


 

04. Art Galant Architecture Ottobeuren (Bavière)
Ottobeuren (Bavière) 


 

Lorsqu’on transpose ce fait à la musique, on comprend aisément l’essor du bel canto, fait de mélodies très simples richement ornementées et accompagnées simplement par les instruments. Des compositeurs baroques à la longévité exceptionnelle comme Telemann, par exemple, font la jonction entre l’art baroque et les portes du classicisme. Il suffit d’écouter quelques notes des cantates tardives de l’illustre homme pour saisir immédiatement l’essence même de ce rococo musical. Le style est simple, la virtuosité débridée, l’orchestre ponctue par des sonorités douces faites de flûtes, de hautbois et de cordes. La basse continue est encore présente, mais plus conventionnelle qu’à l’époque baroque. Ce style, certes très joli, nous semble aujourd’hui moins puissant dans son expression que celui de Bach. 

Et justement, le grand Bach, considéré comme démodé, nous a montré à plusieurs reprises qu’il pouvait manier ce style nouveau avec un brio incontestable. On trouve en effet, dans l’Offrande musicale (BWV 1079), résultat de son dernier voyage à la Cour de Frédéric II de Prusse, une synthèse de l’art du passé et des techniques les plus actuelles. Outre les grandes compositions contrapunctiques sur le fameux thème que le Roi lui avait soumis (Ricercar, Canons de toutes sortes, …), on trouve en plein cœur de l’œuvre une sonate en trio qui illustre ce nouveau style. Si la formation (violon, flûte et clavecin) est bien galante dans sa conception, les mélodies employées sont sujettes à des jeux de contrepoint savants sans renoncer à l’expression moderne. Bach démontre que, lin d’être dépassé par le style des jeunes, il pouvait, au contraire maîtriser les formes nouvelles, démonstration exceptionnelle d’un talent universel.


 


Mais l’opéra allait lui aussi trouver dans l’art galant une expression toute particulière. Lorsque commencent à s’affronter les partisans de l’opéra seria et de l’opéra buffa, c’est un débat plus largement esthétique qui s’ouvre. Il ne s’agit pas de condamner l’opéra baroque qui faisait appel à la virtuosité des castrats, à des intrigues impossibles, très complexes et interminables. Il est question de rendre l’opéra plus proche des besoins du public. Resserrer la trame dramatique sur des sujets plus proches des gens, clarifier les mélodies et les débarrasser de ses surplus de notes, favoriser la compréhension du texte, …furent les véritables enjeux de la survie du genre. C’est le modèle italien de l’intermède qui parvint à s’imposer pour un temps. Les représentations à Paris de « La Serva padrona » de Pergolèse comme intermède à une grande tragédie lyrique y furent pour beaucoup. La petite œuvre, couronnée de succès, devint le modèle des nouvelles œuvres « simplifiées » et immédiatement compréhensibles sans une érudite culture préalable. Ce procédé pouvait s’appliquer désormais à des histoires plus sérieuses, mais connues de tous. Ainsi les grands mythes, comme celui d’Orphée, par exemple, put faire l’objet de cette réforme. Chez Gluck, lorsqu’Orphée chante sa tristesse face à la mort d’Eurydice (Que faro senza Eurydice…), il déploie une superbe mélodie, admirablement construite … comme un tableau de Watteau ! L’expression en est douce, simple, colorée, mais il y manque, à nos oreilles, une expression adéquate. En effet, vous pourriez inverser les paroles de l’air et dire : « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon bonheur ! » au lieu de l’original : « J’ai perdu mon Eurydice, rien n’égale mon malheur » sans changer la moindre note de musique. La rhétorique du mot s’est perdue et la mélodie développe une forme de mièvrerie qui ne pouvait durer au risque de perdre l’art musical dans son intégralité. On peut faire les mêmes constatations dans les musiques « plaisantes » de l’école de Mannheim (Quantz, Richter, Cannabich, …).


 


 

07. Art Galant Antoine Boizot Apollo et leucothea (1750)

Antoine Boizot, Apollon et Leucothea (1750)


Mais c’est justement de ces derniers que va venir une nouvelle étape de la musique. Carl Philipp Emmanuel Bach en tête, les musiciens vont vouloir retrouver l’expression juste des sentiments. Sur le modèle littéraire de Julie ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau qui veut mettre en évidence l’affectation des sentiments éprouvés par la séparation amoureuse forcée, l’artiste reprend conscience que s’il veut émouvoir un public, il doit lui-même être ému. Le fils de Bach inclura dans la préface de son « Art de toucher le clavier » cette maxime qui inaugure ce qu’on nomme la période de « l’Empfindsamkeit ». Le mot allemand qui signifie « sensibilité » et évoque même, à cause de son suffixe « -keit » la notion de sensiblerie, va ramener au sein de l’écriture musicale une série d’accidents temporels, un usage expressif de la dissonance, de la phrase brisée, …


 

10. Angelica Kaufmann, Composition (1780)

Angelica Kaufmann, Composition (1780)


 

Certes, pour nos oreilles du XXIème siècle, c’est encore peu de chose, mais pour l’époque, c’est déjà beaucoup. Il s’agit désormais de trouver l’affect adéquat sans renoncer à l’ornement et à la mélodie. Les sonates « Wurtemberg » de CPE Bach en sont la parfaite illustration à l’image de cet Andante tiré de la sonate en la mineur. On y voit tous ces accidents dont le but est de faire osciller les sentiments des auditeurs d’une forme de joie paisible à une réflexion plus existentielle, à l’image de l’illustration d’époque ci-dessous. Désormais, la raison, si chère aux philosophes du Siècle des Lumières fait place à l’expression dans la seconde moitié du XVIIIème siècle.


 


 

Ce changement va s’amplifier au cours des décennies suivantes. Pendant un certain temps, vont coexister deux types de musiques. Celle que nous nommons désormais classique, inspirée de ces affects nouveaux qui s’intègrent aux symphonies, aux concertos, aux sonates et à l’opéra semble épargner la musique religieuse qui reste encore cantonnée, pour des raisons évidentes de rhétorique aux procédés baroques. Le second type de musique de cette époque va chercher à aller encore plus loin dans l’expression en jouant sur la dualité (et même la pluralité) des affects. Là encore, c’est un style littéraire qui va déclencher les événements. Le fameux « Sturm und Drang » (Tempête et Tourment » provient des auteurs allemands comme Goethe, Novalis, Schiller, … Le modèle premier en est les célèbres « Souffrances du jeune Werther » de Goethe. Tout y est rassemblé pour créer le désarroi du lecteur. Un style haché, de forts contrastes entre l’exaltation et la dépression, un sujet particulièrement tragique d’amours impossibles conduisant le héros au suicide. Le public sera tellement touché par ce roman qu’une immense vague de suicide va se répandre comme une traînée de poudre à travers l’Europe … et Goethe, voulant minimiser son rôle, n’y pourra rien.


 

14. Art Classique David, Mort de Socrate (1787)
 Jacques-Louis David, La Mort de Socrate (1787)


On pourrait donc dire qu’il y a le classicisme côté pile, celui de la ligne mélodique, de la grandeur, du solennel et le classicisme côté face, celui du « Sturm und Drang ». Il ne faut pas minimiser ce dernier. On considère à tort qu’il ne concerne qu’un nombre réduit d’œuvres de Haydn. Il est au contraire omniprésent chez lui et chez le Mozart de Vienne (après son départ de Salzbourg et la redécouverte de certaines œuvres de Bach en 1781). C’est, en fait, ce classicisme côté face qui va générer le romantisme du début du XIXème siècle ! Les sujets traités sont à nouveau inspirés par les héros grecs (comme Prométhée), mais aussi par les divers remous révolutionnaires qui agitent l’Europe du dernier quart du siècle. On entrevoit de plus en plus l’individualité de l’homme au sein de la société, la place de Dieu se transforme, l’homme prend conscience de sa complexité (Faust) et l’exploitation de ses facettes les plus diverses se font jour (la notion de l’homme et son double), on retrouve alors avec étonnement et stupéfaction les écrits de Shakespeare qui correspondaient déjà à la profonde exploration de l’être et de ses passion, l’Orient fait rêver (on a traduit dans de nombreuses langues les fameux Contes des Mille et Une Nuits), l’homme cherche à se situer au sein de la Nature, les visions de l’amour sont désormais centrées sur le culte de la femme rêvée par l’homme, bref, la fin de siècle est d’une richesse inouïe qui brasse surtout le culte de l’individu. Il suffit d’écouter Don Giovanni de Mozart ou le concerto n°20 en ré mineur pour piano pour se rendre compte de la complexité de l’homme, de ses diverses facettes, il faut connaître Cosi fan tutte pour prendre la mesure des variations de l’amour, etc.


 

16. Fussli, Lady Macbeth, 1784
 Füssli, Lady Macbeth (1784)


 


La musique pure n’est forcément pas en reste. Les symphonies de Haydn déploient cet aspect tourmenté à de nombreuses reprises. Qu’on écoute la symphonie « London » (n°104) pour s’en faire une juste idée. L’introduction lente est sombre et grave distillant ses fortes dissonances à travers un orchestre renforcé et développé. Le temps y est chaotique, constamment imprévisible L’allegro renoue avec la légèreté et montre l’autre versant de l’âme, celui de la joie son rythme est avenant, ses sonorités relativement légères. Les moyens mis en œuvre sont tels que l’orchestre, la phrase, la dynamique, la longueur des œuvres et tous les paramètres compositionnels se plient de plus en plus à la volonté des compositeurs. Désormais, la musique a retrouvé ses marques, celles de l’expression individuelle. La musique devient une nécessité intérieure de l’artiste qui s’octroi le droit d’être différent de son voisin. Les oeuvres collent à l’époque, à ce moment de métamorphose profonde de la pensée humaine à l’aube du XIXème siècle, mais là c’est une autre histoire qui commence avec les quêtes existentielles de Beethoven, de Schubert, de Schumann et de bien d’autres, c’est le romantisme, né de cette fulgurante évolution qui aura pris en tout et pour tout seulement trois quart de siècle pour nous conduire de l’époque baroque au romantisme. Quelle aventure !


17. Loutherbour
g Spanish Armada 1776

Loutherbourg, Armada espagnole (1776)