« Homo vocalis »

 

Le titre de ce texte est emprunté au prologue du superbe ouvrage de Jean Abitbol, l’Odyssée de la voix publié en 2005 aux éditions Robert Laffont. L’auteur, ancien chef de clinique à la faculté de médecine de Paris, oto-rhino-laryngologiste est aussi (et surtout) phoniatre et chirurgien. Ses nombreuses publications, fondées sur son expérience et ses recherches en font l’une des références internationales les plus reconnues aujourd’hui.

 

Mais ce qui m’intéresse au plus haut point dans son ouvrage, c’est la manière dont il s’interroge sur le phénomène vocal de l’être humain et sur cette manière d’utiliser son organe sonore pour communiquer avec les siens et créer de la musique. Je vous avais promis quelque panorama de la voix humaine en tant qu’instrument de musique. Cet ouvrage, qui retrace toute l’histoire de l’  « Homo vocalis », en est une excellente introduction.


 

Abitbol, l'Odyssée de la voix


 

Car si le mot « odyssée » implique une notion de voyage, c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’on observe, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours l’évolution de l’organe lui-même et l’usage que nous en faisons. On peut avoir l’impression que les êtres humains ont toujours parlé et chanté, il n’en est rien. Ce phénomène est le résultat de complexes développements de l’homme face à des situations très diverses et très complexes. La voix humaine peut en effet être définie par une alchimie entre le corps et la pensée.

 

L’auteur part d’un constat simple. Si l’on sait respirer ou marcher d’instinct, la voix, elle, doit se construire. Le nouveau-né ne peut pas parler d’emblée. Il doit créer progressivement ses propres circuits cérébraux. Il écoute, il apprend. On comprend d’emblée l’importance de deux éléments essentiels au développement de la voix. Le premier, c’est la faculté d’entendre, de recevoir, puis de comprendre et d’intégrer les messages extérieurs auxquels il faudra un jour répondre. L’oreille et la voix sont indissociables. Le second, c’est l’environnement sonore dans lequel nous baignons depuis notre plus tendre enfance. L’environnement sonore, ce n’est pas seulement les paroles des parents ou des hommes, c’est tout ce qui nous entoure, depuis le chant des oiseaux jusqu’aux sons et bruits de la civilisation dans laquelle on évolue. Cet environnement conditionne, en quelque sorte, notre culture auditive.


 

voix humaine


 

C’est pourquoi la voix se forme en fonction de cette culture, en fonction de notre passé. Mais elle n’est ni passé ni futur. La voix est l’émanation la plus sensible du présent. Elle déroule le temps et chaque intervention vocale est du présent à l’état pur. Quand je parle, je vis le présent. Et je peux parler du passé ou du futur, ce sera toujours dans le présent. Mais ce que je dis est le résultat d’apprentissages et d’émotions passés. Dans ce sens, on peut affirmer que la voix est le reflet émotionnel de notre être. Ne dit-on pas que les paroles s’envolent mais que les écrits restent ? Mais ne dit-on pas aussi que nos mots dépassent parfois notre pensée ? Insaisissable, la voix représente notre personnalité. Par son timbre, sa dynamique, ses accents, sa fluidité ou, au contraire, ses hésitations, elle nous caractérise, nous et notre imaginaire.

 

Nous l’avons compris, la voix est plus qu’un outil de communication. Mais elle est fragile et ses pathologies sont très nombreuses. On peut même dire qu’elle est parfois capricieuse. Quand la voix s’enroue, quand la voix mue, quand la voix se fatigue ou se casse, elle ne fait que révéler un état de l’homme. Encore une fois, elle témoigne de nous-mêmes et nous devons y prêter la plus grande attention. Ne croyez pas que ce soin apporté à la voix n’est réservé qu’aux chanteurs et artistes. Chacun possède ses propres couleurs vocales et la reconnaissance que nous avons d’un ami, d’un proche ou de n’importe quel individu passe non seulement par l’image que nous avons de lui, mais par sa voix, qui y contribue d’ailleurs. Nous avons tous fait l’expérience téléphonique de reconnaissance des voix. Nous avons tous la tentation d’accorder une image physique à la voix que nous entendons… et parfois, nous nous trompons fortement d’ailleurs, pensez-y ! Mais une voix saine est essentielle psychologiquement à votre interlocuteur.


Fernandel dans Le Schpountz, « Tout condamné à mort aura la tête tranchée »


 

 

 

Aurions-nous, au plus profond de nous-mêmes, des modèles de voix ? Y a-t-il des types de voix qui transmettent la sympathie, l’autorité, la tendresse, ou tout autre type d’émotion ? Peut-être. En tous cas, nous modulons notre voix en fonction du message que nous devons transmettre. Nous adoptons des attitudes vocales en fonction de la teneur de notre propos. Et nous ne le faisons pas toujours consciemment. Nous avons appris les intonations, les accentuations et les dynamiques. Nous savons prendre le ton de l’ironie, de l’agacement, de l’affectation, … c’est ce qui donne une part de sens à nos propos. Car la voix, c’est le moyen de transmettre notre pensée et nous cherchons toujours à l’exprimer le plus précisément possible, c’est essentiel. La voix, même dans l’usage du langage articulé qui nous sert à communiquer, déploie une série non exhaustive de procédés si proches, finalement, de la musique. On n’imagine mal comment une voix uniforme et sans relief peut parvenir, dans un exposé oral, à transmettre des émotions.

 

Alors, si notre voix occupe tant de place dans notre vie, que dire de celle des chanteurs qui la travaillent tous les jours. Pourtant, la démarche est toute autre. Ceux-ci, à l’instar d’un instrument de musique, sont portés par un texte musical formé de notes, de durées, de dynamiques, d’articulations, de phrasés voulus par les compositeurs. Mais en plus, cette musique exprime un texte poétique ou littéraire qu’il s’agit de mettre en valeur non seulement par l’apprentissage de toutes les nuances de la musique, mais aussi par l’assimilation des affects qui le composent. Faire la liaison entre la musique, le texte et sa propre pensée est le propos de l’interprète chanteur. Sa voix devient donc le vecteur de l’émotion des compositeurs. Pourtant, peut-être bien plus encore que pour les instruments, chaque voix est unique. Les compositeurs ont d’ailleurs souvent écrit leurs rôles fonction des interprètes chargés de les incarner.

 

Nous avons tous fait, un jour ou l’autre, dans le cadre de notre scolarité, de la déclamation poétique, de la récitation. Refaites l’exercice sur quelques vers choisis au sein d’un opéra ou d’une mélodie et tentez de les dire de mémoire (sans les chanter) avec la plus grande expression. Variez-en même les différentes accentuations afin de chercher la nuance exacte que vous voulez imprimer à vos vers. Ajourez-y les notes et cherchez à exprimer votre pensée par ces fluctuations sonores. Vous mesurerez toute la difficulté de l’exercice et vous aurez alors une petite idée du travail de l’interprète qui s’étend bien souvent à des opéras entiers.

 

Ainsi, si Haendel, Mozart, Rossini, Verdi ou Puccini conditionnaient leur écriture aux possibilités des chanteurs qu’ils imaginaient, de nombreux chanteurs et chanteuses se sont appropriés leurs personnages. Les spécialistes de l’opéra vous diront que telle type de voix ne convient pas à tel type de répertoire, nous y reviendrons. Ils ont mille fois raison et l’on constate que naturellement, les chanteurs s’orientent vers des répertoires qui leur conviennent. Pourtant, dans un même rôle, les voix adaptées ne sonnent pas de la même manière. Vous n’aurez pas de peine à distinguer Pavarotti  de Domingo. C’est que chaque voix possède sa couleur.




 

 

 

 

Pour tenter d’y voir plus clair tout en restant dans la simplicité, je vous invite à suivre, dans la catégorie instruments de ce blog, les quelques textes qui, dans les prochaines semaines, envisageront la voix dans tous ses états.

 

A suivre…