Modernisme

Tout en préparant une conférence sur Petrouchka d’Igor Stravinsky à Louvain La Neuve pour ce prochain jeudi, je me posais l’éternel problème de la manière d’aborder un tel chef d’oeuvre. Non pas que l’oeuvre soit inconnue du public, loin de là! Au contraire. Comment, dès lors, faire passer toutes les nouveautés de cette musique et la démarche du compositeur pour donner l’expression exacte de sa pensée.


 

 

Diaghilev par Picasso

Diaghilev par Picasso

 


 

 

C’est toujours le même problème et, d’ailleurs, la même solution. Faire comprendre le passé pour envisager le présent. Je crois qu’en musique, comme d’ailleurs dans la plupart des manifestations humaines, la notion d’évolution est plus adéquate que celle de rupture radicale. Les choses décantent petit à petit jusqu ‘au jour où, sur les bases du passé, on se rend compte que tout a changé. 

Comment, en effet, comprendre ces fameux ballets sans la vision claire des desseins de l’éphémère Groupe des Cinq, en particulier, des caractéristiques de Rimski-Korsakov. Une grande part des procédés rythmiques de Stravinsky sont déjà typiques du dernier mouvement de Shéhérazade. Bien sûr, les innovations sont nombreuses et à replacer dans leur contexte. Nous parlons de ballets, donc de musique dont la vocation première est la chorégraphie. Désirant montrer et surtout faire évoluer l’art russe de la danse, Diaghilev et Nijinski ont commandé de nombreuses œuvres aux compositeurs de l’avant-garde. La volonté de libérer le danseur du traditionnel tutu et d’une gestuelle convenue amena la conception d’intrigues et de « livrets » certes profondément russes, mais souvent inédits. Si l’Oiseau de feu (1909) reste encore assez habituel dans son argument, Petrouchka (1911), jeu de marionnettes sur une fête foraine, permet les excès du fantastique et de l’originalité. Que dire alors du Sacre du printemps (1913) qui dans l’illustration d’un rituel ancestral sauvage, sacrifie, dans une débauche de moyens expressifs, une « élue » pour fêter le retour de la belle saison… ?


 

matisse-dance_hermitage[1]

 

 

Matisse, La Danse (1909)


 

 

Les emprunts à la musique populaire sont un élément déterminant de l’écriture de Stravinsky. La rythmique des danses folkloriques est souvent, en Europe centrale (Bartok en fera un large usage) et en Russie, plus asymétrique que chez nous. Les mesures impaires à cinq ou sept temps favorisent un retour irrégulier des temps forts. Cette volonté de profonde irrégularité séduisait Diaghilev qui y voyait un moyen efficace de troubler les auditeurs occidentaux d’une part et de donner à la chorégraphie une sensualité inédite correspondant à l’attrait pour une forme de décadence qui animait l’époque. Stravinsky s’en donne à cœur joie. Cela devient cependant plus difficile à danser et demande de la part des « étoiles » une maîtrise rythmique que n’avait pas toujours, semble-t-il, Nijinski. 

Il serait trop facile de réduire l’apport de Stravinsky à une question de rythme. C’est encore Rimski et Moussorgski qu’il faut convoquer. Sur le plan purement mélodique, il est clair que Stravinsky part de ses deux prédécesseurs. Ecoutez l’Oiseau de feu. Combien de mélodies semblent sortir de Boris Godounov ? Ce qui change, c’est l’environnement de ces chants. Le tissu orchestral se libère de sa fonction d’accompagnement pour devenir un réseau subtil de contrepoints modernes. Les règles de l’harmonie semblent répondre à d’autres critères, ceux de la couleur. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de penser à Debussy à l’écoute de certaines couleurs de ce premier grand ballet.


 Décors pour l'Oiseau de feu

Décor pour l’Oiseau de Feu

 

 

 

 

Dans Petrouchka, Stravinsky affine son langage qui devient vraiment original. Le champ de foire est propice aux recherches sur l’environnement bruiteux (annonçant Varèse sous certains aspects). La ballerine est le seul vestige de l’ancienne manière chorégraphique. A l’écoute de la partition, on se rend compte que les nombreuses mélodies émergent du magma orchestral, se présentent à nous (comme, par exemple, la comique citation de la chanson fran&cced
il;aise « Elle avait une jambe de bois » de Dranem en 1908) et s’enfoncent à nouveau dans l’orchestre comme si nous venions de passer devant la scène au cours de notre parcours forain. C’est là que la profondeur orchestrale se métamorphose en « formants » (terminologie de Pierre Boulez) dont la fonction est de lier la « sauce » orchestrale pour la rendre consistante.


 

 

 PetrouchkaMarionnette Petrouchka

 

Le Sacre du Printemps constitue l’aboutissement de cette technique qui permet à terme la dislocation de l’orchestre traditionnel. Les formants se font si nombreux, les timbres si variés et les rythmes si complexes, qu’à de nombreux moments la mélodie semble ne plus exister. Il ne reste alors qu’une masse sonore en mouvement, athématique (sans la mélodie qui en constitue le thème) et libre de ses harmonies. On a l’impression d’assister à la même évolution que celle qui, dans les arts picturaux, déforment les figures par le trait et la couleur, pour approcher une première manière d’abstraction (Picasso, Braque, ..). Les Sacre, alors, désincarne l’argument au profit d’une vision plus globale et d’une suggestion de moins en moins figurative et cependant profondément chorégraphique.


 

 

Sacre du printemps

 Le Sacre du Printemps

 

C’est sans doute en partie cette évolution audacieuse de la matière musicale qui créera le fameux scandale de 1913 car elle permet une sensualité dégagée d’un argument préalable qui pouvait gêner à l’époque (…parfois encore aujourd’hui !). Si Stravinsky n’eut pas d’élève, le monde musicale ne sera jamais plus le même après le Sacre. Les retombées de ce modernisme se font encore sentir aujourd’hui chez bon nombre de compositeurs qui, parfois inconsciemment, adoptent ces formants comme les couleurs actuelles de l’orchestre. Voilà, me semble-t-il pourquoi il fallait repartir des russes et de Stravinsky avant d’aborder des œuvres plus récentes. Il faudra encore évoquer plus tard le monde de l’atonalité que Stravinsky, sans adhérer pleinement à son dogmatisme, pratique comme la conséquence de son évolution.

Picasso, Les Musiciens

 


Picasso Les Musiciens