Année Chopin (I)

 

Avec la nouvelle année, voici venir les nouveaux anniversaires. C’est toujours, pour les maisons de disques, l’occasion d’éditer ou de rééditer des prestations discographiques sous la forme de coffrets alléchants à des prix démocratiques. Parmi les élus de cette année, nous trouverons tous les compositeurs de ce qu’on nomme la génération de 1810, Frédéric Chopin et Robert Schumann en tête. Au sens large, on peut y ajouter Félix Mendelssohn dont l’anniversaire était commémoré en 2009 et Franz Liszt qui le sera l’an prochain. Mais les éditeurs vont sans doute profiter de l’aubaine pour fêter deux ans de suite les anniversaires de Gustav Mahler. Il est né il y a 150 ans (en 1860) et mort en 1911 (un siècle l’an prochain). Nul doute que nous aurons de quoi y revenir. Mais en attendant, occupons-nous un peu de Chopin qui reste l’un des compositeurs préférés du public. Voici, en deux billets, quelques considérations sur ce compositeur tellement connu qu’on en oublie parfois la puissance expressive.

 

Ce que j’aime dans la musique de Frédéric Chopin (1810-1849), c’est l’apparente simplicité de son discours. Il semble venir du cœur d’un homme très sensible et pourtant moins mièvre que ce que certains commentateurs véhiculent encore aujourd’hui. C’est vrai que cette musique est dangereuse. On se laisserait volontiers transporter par le lyrisme de ses phrases tout juste sorties du bel canto italien et par ses emportements « patriotiques » démesurés.


 

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Chopin par Delacroix


 

Qu’on écoute le fameux Nocturne en Ut dièse mineur (op. posthume) et on aura d’emblée la quintessence de son lyrisme. Quelques accords introductifs, comme hors du temps ouvrent la partition. Ils sont immédiatement suivis du prototype même de la phrase telle que Chopin l’a exploitée de nombreuses fois. La main gauche du pianiste déploie quelques arpèges simples qui définissent la tonalité et y ajoutent quelques ambiguïtés. Exactement à la manière des grands airs de Bellini (je pense à Casta Diva, par exemple). Sur ce tapis discret, mais néanmoins essentiel au déroulement temporel de la pièce, vient se superposer une mélodie tout aussi simple, d’une grande tendresse. Classique dans son déroulement (antécédent et conséquent que quatre mesures chacun), elle offre une confortable qualité de l’écoute. Il s’en dégage un sentiment profond de mélancolie. Quelques ornements viennent, comme des colorature de bel canto, discrètement garnir un discours peut-être austère sans leur animation. Le tout est si proche du chant, du chant de l’âme, certes instrumentalisé, mais ne trahissant pas son origine.


 

Chopin, Nocturne 20 a


 

La phrase est alors redite, mais cette fois, avec plus d’ornements, plus de condensations de la phrase. C’est comme une variation. Mais ici, pas de virtuosité gratuite. L’ornementation fait figure de coloration, ajoute une autre dimension à la phrase initiale. Les ornements chez Chopin, voyez-vous, sont aussi et surtout une manière de varier les émotions, de créer des tensions et de les résoudre, d’affirmer, dans un but rhétorique, des états d’âmes très divers. La souplesse de ses mélodies le leur permet. Arrive alors une deuxième mélodie. L’accompagnement n’a pas changé, mais il supporte maintenant des rythmes un peu plus balancés. Lui aussi est suivi de sa réplique et d’une petite conclusion qui referme cette première partie.


 

Chopin, Nocturne 20 b


 

Au centre de la pièce, le rythme change. C’est comme une ritournelle à trois temps composé de deux noires entourant un triolet, le tout dans le registre grave. Il y a comme du fatalisme dans l’immobilité paradoxale de cette partie. Pas de nouveau thème, seulement l’impression d’un cercle immuable qui dit et redit la monotonie tout en amenant un décrescendo et un morendo (en laissant mourir le son) qui dissipe la ritournelle.


 

Chopin, Nocturne 20 c


 

C’est alors la reprise de notre première belle mélodie. Les ornements se font envahissants et sont responsables d’une extension de la phrase. Sorte de variation, à nouveau, elle aboutit à la conclusion de la pièce. Les ornements sont devenus de grands trais qui balayent le clavier. Dix-huit notes d’abord, trente cinq ensuite. Ces traits constituent sans doute les plus audacieuses harmonies de la pièce et donnent cette impression très curieuse d’un monde nouveau. La péroraison est brève et revient à l’essentiel, la pulsation de la main gauche qui est, pendant tout ce temps restée immuable. Un pianissimo ralenti achève de dissoudre cette musique qui nous laisse face à nous-mêmes, dans un sentiment de mélancolie intemporel. Sublime !


 


 

 

L’histoire de l’interprétation de sa musique est longue et pleine de contradictions trop complexes pour être abordées ici. Il est cependant un élément important que nombre de pianistes ne semblent pas avoir compris. La fameuse notion de rubato est, à elle seule, capable de vivifier ou de détruire une interprétation du compositeur polonais.

 

Du verbe « rubare » qui signifie voler en italien, la notion musicale consiste en un laisser aller du temps et de la mesure. On vole du temps, on élargit, à certains endroits, le phrasé pour lui donner plus d’émotion. La boutade dit que ce qu’on a volé, il faut le rendre. De fait, musicalement, si on élargit, il faut aussi contracter afin que le temps de l’œuvre reste équilibré. Les musiciens en connaissent tous les pièges car il est plus facile de voler le temps que de le rendre. Résultat : des interprétations qui s’étirent interminablement et qui finissent par rendre l’écoute laborieuse, voire vulgaire. Comme dans toutes les manifestations de la vie, seul un équilibre entre les deux permet une émotion directe et juste. Les extrêmes sont à bannir.

 

Rien que sur ce point, beaucoup de versions traditionnellement reconnues comme supérieures me dérangent. Entendons-nous bien ! Il ne s’agit aucunement de donner un Chopin froid, distant et non expressif (le travail préalable avec le métronome doit servir seulement à la mise en place des difficultés techniques afin que le rubato ne soit jamais généré par un geste pianistique non assimilé par l’interprète), mais il faut, me semble t-il, garder le poids exact de chaque chose. Il doit concorder avec le phrasé, aérer la musique simplement comme une respiration. Il paraît d’ailleurs que Chopin lui-même usait du rubato avec parcimonie.


 


 

 

On peut aisément comprendre ces principes à l’écoute d’une valse ou d’une mazurka. Même si ces danses n’étaient pas destinées à la pratique chorégraphique, elles doivent garder leur esprit. Si l’on compare une valse de Chopin avec une de Strauss, on constate très vite que nous avons deux mondes très différents. Le second développe des valses de bal, la grande valse viennoise que le polonais affirmait ne pas arriver à maîtriser. Même dans ces grandes valses brillantes, telles qu’il les nomme au début, on assiste à des danses non plus pour le corps, mais pour l’âme. Il va donc y intégrer les rythmes de son pays, les rêve mélancolique et, pour reprendre les mots d’Alfred Cortot, « la secrète blessure de l’âme ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, cela n’enlève rien à l’esprit tournoyant des pièces. Au contraire, cela les rend plus troublantes encore.

 

La plus célèbre, la Valse de l’Adieu op. 69 n°1 en la bémol majeur, est généralement attribuée à l’un des moments les plus douloureux de la vie du compositeur. Elle est liée au souvenir de Marie Wodzinska qui fut, peut-être, le seul véritable amour de Chopin. On retrouva, après sa mort, une enveloppe sur laquelle il avait écrit : « Mon chagrin ». Elle comportait des lettres d’
amour et l’évocation de la cruelle séparation. Cette valse date donc de 1836.


 

Chopin, Valse Adieu


 

Notée « Lento », elle débute par la traditionnelle levée sur l’embryon d’une mélodie chromatique douloureuse. La pulsation typique de la valse est assurée, comme souvent, par la main gauche. Si la pièce ne possède pas de véritable difficulté technique, elle reste délicate, justement par la tendance qu’ont certains pianistes à user et abuser du fameux rubato. Mais la froideur n’est pas de mise non plus. La tristesse résignée, l’immuable rythme à trois temps, le ton de la confidence impliquent la simplicité. La sentimentalité serait ici ennemie du sentiment.

 

Une fois écartées les interprétations excessives et défaillantes, il reste à écouter les timbres et le toucher si variés du piano, les mélodies générées par le chant, la précision rythmique souvent négligée et l’harmonie, plus audacieuse qu’on ne le croit parfois, que Debussy admirera tant. Alors peut s’éveiller en nous le sentiment de participer à un voyage extraordinaire au coeur même de l’émotion de cet homme romantique si touchant lorsqu’il nous parle de lui, si vrai lorsqu’il évoque son pays, la Pologne.

 

A suivre…