Je vous ai déjà parlé abondamment du dernier concert de l’U3A qui proposait, par le quatuor familial Lavrenov, un des sommets de la musique de chambre, le Quatuor en fa majeur op. 59 n°1 de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Retour sur l’œuvre, aujourd’hui et demain et mercredi. Beethoven vaut bien trois jours de notre vie non?
Après les six premiers quatuors de l’opus 18, Beethoven abandonne cette forme instrumentale pendant six longues années. Il va se consacrer à la composition de sonates pour piano et de symphonies. Il faut attendre l’année 1806 pour voir apparaître les trois quatuors de l’opus 59 « Razumovski », 1809 pour l’opus 74 « Les Harpes » et 1810 pour l’opus 95 « Quartetto serioso ».
Beethoven vers 1804-05
Cette nouvelle période créatrice s’inscrit entre deux crises douloureuses. Celle de 1802 consiste en une dépression très grave qui mène le compositeur au bord du suicide et qui le pousse à rédiger le fameux « Testament d’Heiligenstadt ». Dans celui-ci, il avoue la surdité qui le mine et affirme que c’est l’art qui l’a sauvé. Désormais, il ne vivra que pour la musique, pour rendre la terrible condition humaine plus sensible à chacun. Il se sent alors investi d’une mission de la plus haute importance. Il se doit d’être le porte parole du genre humain. Il devient, par là même, le premier compositeur romantique, le « Tondichter » (poète des sons). Dans sa production musicale, cela se traduit, entre autres, par la troisième symphonie (« Héroïque ») et la sonate pour piano n°21 « Waldstein ».
La seconde crise débute en 1813, après la composition de la septième symphonie suite à une catastrophe sentimentale incertaine qui concernerait l’énigmatique « Immortelle bien-aimée ». Toujours est-il qu’il est complètement paralysé pendant cinq ans. La reprise de ses activités musicales, en 1818 sera une nouvelle étape vers la maîtrise totale de la matière musicale.
Cette période médiane, comme on la nomme la plupart du temps dans la littérature nous montre un Beethoven très différent de la première période créatrice. Son art a mûri, il recherche de nouvelles voies tant au niveau de la forme à adopter pour ses œuvres qu’au niveau de leur contenu émotionnel. Et même si on décèle, dans les premiers quatuors à cordes ce qui s’amplifiera dans la période suivante, ce qui frappe, en premier lieu, c’est la profonde évolution de la conception artistique et philosophique. Cette nouvelle pensée aboutit inéluctablement à une plus grande abstraction. Les lectures de Goethe, le revirement d’opinion à propos de Napoléon, la certitude de la surdité, les divers échecs amoureux et le pressentiment d’une mission à remplir plongent l’œuvre dans une dimension prométhéenne encore inconnue jusque là. C’est, si on peut l’affirmer ainsi, un premier manifeste du romantisme musical. L’homme s’exprime désormais en son nom propre, dans une individualité profonde, témoin du ressenti du monde, cherchant sa place au sein du cosmos et de la création.
La découverte des œuvres de Jean-Sébastien Bach et de Haendel pousse le compositeur à revoir l’écriture polyphonique qu’il avait étudiée avec Albrechtsberger lors de ses débuts à Vienne. Sa musique va désormais s’imprégner de contrepoints, de fugues et de canons jusqu’à la fin de sa vie, libérant ainsi les voix des différents instruments du quatuor. Pourtant le but du compositeur n’est pas de copier ses illustres prédécesseurs. Il donnera une nouvelle vie à leurs formes en les intégrant à la sonate. Il inventera, dans la suite de Mozart et Haydn, la fugue romantique.
Théâtre An der Wien à Vienne où Fidelio a été créé
Après l’échec de Fide
lio en 1805, Beethoven semble retrouver une énergie que beaucoup de ses amis croyaient éteinte. Pour conjurer l’incompréhension de ses contemporains face au seul opéra de sa carrière, Beethoven entreprend la rédaction d’un septième quatuor à cordes aux proportions gigantesques. « Je n’écris pas pour la foules, j’écris pour les musiciens ». Dans sa fureur, il compose à la suite un huitième, puis un neuvième quatuor qu’il publie sous le numéro d’opus 59. Toujours est-il que dans le monde musical viennois, ces trois œuvres jettent un froid et ne sont pas comprises. On dira tantôt que c’est là la musique d’un fou, tantôt que ces œuvres sont injouables. Même les proches du compositeur émettront des doutes sur la santé de son esprit.
C’est avec mépris que Beethoven accueillera ces réactions et ces critiques. Les répliques du maître, devenues célèbres, sont tranchantes. C’est ainsi qu’il répondra à son violoniste préféré qui se plaignait de la difficulté des œuvres : « Croyez-vous que je pense à vos misérables cordes quand l’esprit me parle ? »
Comte Andreï Razumovski
Ces trois quatuors sont dédiés au Comte Razumovski, ambassadeur de Russie à Vienne, ami du Prince Lichnowsky, grand ami et protecteur de Beethoven. Elles se situent dans une période de grandes œuvres comme la sonate « Appassionata », les cinquième et sixième symphonies, … C’est une époque facilement identifiable par la présence continue du motif du destin désormais lié au compositeur. De nombreuses allusion à cette fatidique rythmique se découvrent dans toutes ces œuvres médianes.
A suivre…