Médian (2)

 

Le premier Quatuor « Razumovski » est donc composé en 1806. La première représentation publique tardera puisque c’est seulement en janvier 1809 que cette œuvre sera jouée à Vienne par le Quatuor Schuppanzigh. La pièce fut pourtant éditée dès 1808 par le Comptoir des Arts et de l’Industrie. L’opinion des premiers auditeurs fut pour le moins désastreuse : « C’est une mauvaise farce de toqué, une musique de cinglé ». Pourtant, la compréhension de l’œuvre devait donner raison à Beethoven qui prétendait écrire pour les générations futures. Robert Schumann déclarait à propos du singulier scherzo : « Beethoven trouve ses motifs dans la rue et en fait les plus belles paroles du monde ».


 

Beethoven, Buste par Hagen

Buste de Beethoven par Hugo Hagen


 

L’œuvre est divisée en quatre mouvements dont certains atteignent des proportions énormes. Le plan de la sonate classique est respecté dans son ensemble à l’exception, très courante, d’une inversion entre le mouvement lent et le scherzo.


 

Schuppanzigh Ignaz

Ignaz Schuppanzig, premier violon du Quatuor du même nom, créateur de l’oeuvre


 

Le premier mouvement est de forme sonate sans répétition de l’exposition. Il débute par un magnifique et inoubliable premier thème chanté par le violoncelle sous la batterie en notes répétées de l’alto et du second violon. Ce thème chanté doucement donne le ton de l’œuvre toute entière et du rôle crucial que va y jouer le violoncelle trop souvent relégué, à l’époque, à un instrument d’accompagnement. Il se déroule sur huit mesures avant que le premier violon prenne le relais et clarifie le discours par son timbre plus lumineux.


 

Beethoven Q7 1a


 

Un brève conclusion conduit à un pré-développement qui scinde le quatuor en deux parties, les deux violons déploient une arabesque à laquelle répondent l’alto et le violoncelle. Ce dernier revient à l’avant plan et de très beaux arpèges terminent la section consacrée à ce magnifique premier thème.

 

Le deuxième thème peut alors faire son entrée. Il consiste en une mélodie très pure qui s’envole au violon. Il est accompagné d’un contre chant descendant du violoncelle. Le climat de cette section est très différent de la première. Ici, plus de mystère ! C’est un chant rempli de tendresse qui s’envole du registre grave vers l’aigu en s’appuyant sur un trille en cours de route. Dans la transition qui suit, de nouveaux arpèges qui se répartissent sur toute la formation débouchent sur une formidable arabesque.


 

Beethoven Q7 1b
 


 

La conclusion de cette exposition à deux thèmes nous replonge dans l’étrange climat premier. Mais là où chacun attend la traditionnelle reprise, c’est le développement qui surgit. Là, le climat mystérieux du début devient passion suite aux modifications apportées aux mélodies. La dynamique se fait plus vive et contrastée, témoignant de l’amplification des procédés « Sturm und Drang » hérités de son professeur occasionnel Joseph Haydn. Ces accidents, dynamiques et rythmiques, traduisent la volonté de conquête prométhéenne que j’évoquais hier. Au moment où l’on croit ce développement achevé, il débouche sur un fugato (fugue dont il ne reste que l’exposition) dont le sujet est l’envolée ultime du violon. Le contre-sujet, en notes longues l’accompagne et compense son aspect rythmique par son expression statique et figée. Voilà une des applications de la fu
gue héritée de Bach et adaptée aux exigences de la sonate. Son effet est saisissant et crée un regain d’énergie.

 

Soudain, le fugato explose et disparaît, préparant de la sorte, le retour des thèmes dans la réexposition. Elle est très différente de l’exposition initiale même si elle en utilise tous les moyens. Elle est comme traumatisée par l’ampleur de développement et est incapable d’opérer ce retour dans le temps comme si rien ne s’était passé. C’est là l’une des transformations les plus profondes de la forme sonate chez Beethoven. Il déplace le point culminant vers la fin du développement et crée de la sorte un nouveau point focal. Les thèmes ne sont plus que des sujets qui vont subir les foudres du développement. Et puisqu’il est impossible de remonter le temps, leur réexposition est la conséquence du développement. C’est le phénomène de cause à effet appliqué à la structure musicale. Rien ne pourra plus être pareil. La fin du mouvement ne laisse percer que quelques bribes du premier thème, comme des lambeaux de sons déchirés, tels Prométhée dévoré par l’aigle funeste.

 

Le deuxième mouvement est un vaste scherzo de forme assez libre. Ses proportions sont gigantesques puisqu’il ne compte pas moins de 470 mesures. De facture très symphonique, il est un véritable manifeste de la nouvelle écriture rythmique de Beethoven. On y trouve une foule d’inventions expressives, de déformation des motifs, de syncopes, de déplacement d’accents qui nous déséquilibrent dans notre confort face aux traditionnels retours périodiques des temps de la musique. La dynamique n’est pas en reste. Les écarts les plus grands, violents parfois, l’usage du silence inusité jusqu’alors justifient sans doute la manière dont l’œuvre a été reçue lors de sa création à Vienne.


 

Beethoven Q7 2a


 

Sans entrer dans une analyse détaillée des parties, retenons que le mouvement est bâti sur une alternance entre deux motifs. Le premier, énoncé au tout début par le violoncelle (encore lui !) est composé de notes répétées et détachées. Motif purement rythmique qui donne l’illusion que les instruments à cordes sont devenus des percussions. Il s’agit d’un « motto » comme on le nommera dans les symphonies de Mahler, perpétuel, immuable qui donne cette impression fatidique liée au destin.

 

Son conséquent est un peu plus mélodique, même si son essence rythmique est indéniable, et est joué d’abord par le second violon. Cette phrase conçue désormais comme un antécédent et un conséquent se diffuse alors dans tout le quatuor en un kaléidoscope étourdissant.

 

C’est alors qu’un second thème fait son apparition. Fondamentalement différent, il se présente comme un chant plaintif, comme une déclamation abattue par les coups du destin que distille le premier thème. Ce contraste permet, tout au cours du mouvement de grands effets dramatiques et de titanesques luttes pour la survie de ce thème au sein de cette nature hostile. Cette dualité, profondément romantique déploie une formidable énergie. Pas de doute que le thème si cher au compositeur de l’homme en lutte perpétuelle contre son destin soit illustré ici avec une force et une conviction inégalables.


 

Beethoven Q7 2b


 

Le mouvement lent qui suit est sans doute l’une des pièces les plus émouvantes de Beethoven. Il s’agit d’un grand « Adagio molto e mesto » qui mélange volontairement (transgression de la forme au profit de l’expression) la forme Lied et la sonate. Sa subdivision est très claire : A qui comporte deux thèmes principaux, B qui les développe, A’ qui les réexpose transcendés par la partie B et un coda sur le premier thème qui débouche sur une cadence proche de celles utilisées dans les concertos pour violon. Toute cette pièce représente l’introspection tragique de l’homme qui va chercher à trouver au plus profond de lui-même les raisons de vivre encore, de lutter une nouvelle fois.

 

D’une note unique donnée par le second violon, des bribes harmoniques désespérées (le mot « mesto » signifie triste dans sa nuance désespérée) se répandent à l’alto et au violoncelle pendant que le premier violon déploie son chant d’une infinie tristesse. Le violoncel
le le reprend pendant qu’un superbe contrepoint évolue au niveau du violon solo. Un motif secondaire, incisif renoue l’espace d’un instant avec l’héroïsme et une rythmique plus marquée.


 

Beethoven Q7 3a


 

Mais bientôt, le violoncelle déploie le second thème. Sublime, formé d’arpèges tendres, comme un hymne, il s’étale simplement représentant l’essence de l’être. Que dis-je ? L’essence des êtres, l’archétype de l’homme. Il est l’élément par lequel l’homme survivra. Il est donc, à mon sens l’élément le plus important de tout le quatuor. Repris par le violon, il est suivi du motif des larmes que ce dernier déploie avec la plus grande tristesse. Et si cette condition humaine était incontournable, si la tragédie était sans issue ? Ces larmes semblent le laisser sous-entendre.


 

Beethoven Q7 3b


 

La partie centrale propose un nouveau motif de toute beauté tout en développant et en assimilant les autres. C’est comme un chant qui désire s’élever. Il faut cependant attendre la réexposition (A’) pour que le premier thème triste s’ornemente d’un gruppetto typique, celui qui désigne l’amour, comme dans les opéras de Mozart à Wagner en passant par Fidelio !). Cet ornement qui s’enroule sur lui-même est l’équivalent amoureux du fatidique « pom, pom, pom, pom ». Il désigne l’amour, celui qui s’écrit avec un A majuscule et qui est la vision d’un amour complet, celui de l’humanité entière. C’est par ce motif, intégré à la tristesse que, petit à petit, la musique se transfigure, monte irrésistiblement jusqu’à cette conclusion inouïe où le premier violon, comme une alouette dans son vol vers le ciel, déploie cet extraordinaire trait qui le conduit vers la cime de sa tessiture. Il ne reste désormais qu’un trille, condensation ultime du temps musical et des affects qui lui sont attachés.


 

Beethoven Q7 4a
 


 

Sans arrêt, le violoncelle entame un thème joyeux, le fameux thème russe qui gouverne tout le final. Ainsi entre-t-on dans l’ultime volet du quatuor. Le thème, probablement proposé par le Comte Razumovski à Beethoven, déploie toute sa légèreté et devient le refrain d’un rondo. Tout n’est pas encore gagné, mais l’énergie est à nouveau là pour soulever les montagnes et regarder l’existence et le destin en face. Il s’ensuit un mouvement particulièrement élaboré de luttes, de repos, de triomphe. Seules les dernières mesures du quatuor renouent avec une dynamique moindre et un tempo plus calme, comme un regard ému sur le parcours accompli, avant que la péroraison, notée « presto » ne donne l’assaut final de ce voyage initiatique intense.

 

Chef d’œuvre absolu, ce septième quatuor est maîtrisé de part en part. On peut considérer, au-delà de l’intense émotion qu’il génère que nous avons avec cet opus 59 n°1 le premier quatuor romantique de l’histoire et l’un des sommets de toute la production de Beethoven.

A suivre…