L’année Chopin bat son plein. Il ne passe pas une semaine sans que les firmes de disques proposent soit une réédition des grands interprètes du passé, soit une anthologie censée permettre aux novices d’aborder son œuvre, soit, encore, des interprètes d’aujourd’hui qui veulent marquer de leur empreinte l’œuvre du maître polonais.
Ainsi, dans la jungle Chopin qui s’étend de jour en jour, il faut absolument mettre à part un double cd extraordinaire consacré aux fameux Nocturnes interprétés par Nelson Freire pour le label DECCA. Cela pourrait être une version de plus qui s’ajoute aux références des Rubinstein, Arrau, Hewitt, Pollini, Barenboim, Pirès, … j’en passe ! Si tous les pianistes veulent faire leurs Nocturnes, on ne peut cependant pas mettre toutes les versions sur le même étage. Mieux que cela, peu de musiciens arrivent à réussir ces poésies musicales avec toute la finesse qu’elles méritent. La cause en est simple. Les Nocturnes rassemblent toutes les facettes du piano de Chopin. Nelson Freire l’a bien compris, lui qui le fréquente depuis des décennies.
Pianiste brésilien né en 1944, il étudie le piano dès l’âge de cinq ans à Rio de Janeiro et donne son premier concert à l’âge de neuf ans. Bref, tout ce qu’il faut pour faire un enfant prodige, un acrobate du clavier. Pourtant, dès le début de sa carrière, Nelson Freire veut apprendre le grand art. Il reçoit une bourse pour aller étudier à Vienne. C’est là qu’i va rencontrer Martha Argerich qui deviendra sa grande amie. Mais Vienne est pour lui un enfer. Il ne parvient pas à se hisser au niveau qu’il souhaite et se tend, se paralyse. Déprimé, il rentre au pays avec l’intention de ne plus jouer de piano. Mais, grâce à un ami qui l’incite à jouer à quatre mains avec lui, c’est le déclic. Les deux Rhapsodies de Brahms seront les premières œuvres à bénéficier de cette guérison miraculeuse. Freire vouera d’ailleurs au compositeur allemand un véritable culte.
Poursuivant sur sa lancée, les progrès sont fulgurants et les succès suivent. Il reçoit, à vingt ans, la Médaille Dinu Lipatti à Londres, remporte le Concours de Lisbonne. La première récompense discographique date de 1972 … Il reçoit le Prix Edison pour l’enregistrement des Préludes de … Chopin ! Depuis lors, Nelson Freire donne des concerts partout dans le monde, mais n’enregistre que peu de cd’s. Il signe avec DECCA un contrat en 2002 qui nous a valu quelques cd’s, tous remarquables, consacrés à Brahms, Debussy, Chopin et Schumann. Ce qui caractérise ce pianiste réside dans une aisance technique insurpassable. Cet aboutissement pianistique lui permet un jeu profondément libre, poétique, pesé, dosé, raffiné, clair dans les textures et d’une rare variété de touchers et de couleurs. Son jeu respecte à la lettre les indications du compositeur qui transitent alors par sa sensibilité pour être restituées avec la plus grande émotion. Il est sans doute l’un des plus grands pianistes actuels.
Son nouvel enregistrement qui propose l’intégrale des Nocturnes de Chopin est l’une de ses plus belles réussites. On y redécouvre les œuvres dans toutes leurs finesse, leur lyrisme et leur audace. Il s’agit, à mon sens, d’un apport majeur à la discographie de Chopin.
Plutôt que d’analyser quelques Nocturnes de ce magnifique album, je voudrais aujourd’hui transmettre l’esprit de Chopin à travers quelques citations de ceux qui l’ont connu. On y découvrira une véritable mine d’informations qui témoignent non seulement de l’homme, mais aussi de son jeu et de son œuvre, ce qui, au fond, est profondément lié.
A tout seigneur tout honneur, commençons par Liszt qui admirait profondément Chopin : « Il ne se servait plus de son art que pour se donner à lui-même sa propre tragédie ». Et, paradoxalement, plus loin : « Par la porte merveilleuse, Chopin faisait entrer dans un monde où tout est miracle, surprise folle, miracle réalisé. Mais il fallait être initié pour savoir comment on franchit le seuil ». Ici, Liszt pensait au « rubato » si typique et unique de Chopin. Il avait d’ailleurs coutume de dire à ses élèves : « Regardez ces arbres, le vent joue dans leurs feuilles et réveille en eux la vie, mais ils ne bougent pas ».
Et d’ailleurs, George Sand avait trouvé expression devenue célèbre depuis pour désigner cette fluctuation subtile de l’harmonie et de la mélodie chez Chopin : « La note bleue », celle qui correspondait à l’ambiance de son auditoire. « Assis au piano, il préludait par de légers arpèges en glissant sur les touches du piano jusqu’à ce qu’il trouve, par le rubato et par la tonalité l’ambiance générale de la soirée. La note bleue, l’azur de la nuit transparente » (1841). Mais Sand connaissait aussi sa manière toute spontanée de travailler : « Il s’enfermait dans sa chambre des journées entières, pleurant, marchant, brisant ses plumes, répétant ou changeant cent fois une mesure, l’
écrivant et l’effaçant autant de fois et recommençant le lendemain avec une persévérance minutieuse et désespérée. Il passait six semaines sur une page pour en revenir à l’écrire telle qu’il l’avait tracée du premier jet ».
La main de Chopin a fait également couler beaucoup d’encre. Stephen Heller admirait « … sa main qui couvrait un tiers du clavier comme une gueule de serpent s’ouvrant tout à coup pour engloutir un lapin d’une seule bouchée ».
Chopin fréquentait aussi le monde artistique dans les salons. Ainsi, son ami, Eugène Delacroix, faisait le parallèle avec son propre art pictural : « Il me contait que ses improvisations étaient beaucoup plus hardies que ses compositions achevées. Il était en cela, sans doute, comme l’esquisse du tableau comparé au tableau fini ».
Mais l’une des précieuses réflexions de Berlioz résume à elle seule tout l’art de Chopin :
« Chopin, comme exécutant et comme compositeur, est un artiste à part, il n’a pas un point de ressemblance avec un autre musicien de ma connaissance. Malheureusement, il n’y a guère que Chopin lui-même qui puisse jouer sa musique et lui donner ce tour original, cet imprévu qui est un de ses charmes principaux, son exécution est marbrée de mille nuances de mouvement dont il a seul le secret et qu’on ne pourrait indiquer … Il y a des détails incroyables dans ses mazurkas, encore a-t-il trouvé de les rendre doublement intéressantes en les exécutant avec le dernier degré de douceur, au superlatif du piano, le marteaux effleurant les cordes, tellement qu’on est tenté de s’approcher de l’instrument pour prêter l’oreille comme on ferait à un concert de sylphes et de follets ». (commentaire du concert du 4 avril 1835)
Car il détestait les concerts et était plus à l’aise dans les salons. Ce point montre clairement la différence de personnalité avec l’autre immense pianiste qu’était Franz Liszt. Une anecdote célèbre, que je rapporte ici intégralement sur les rapports paradoxaux entre deux géants du piano. A la lecture de ce texte de Charles Rollinat, un familier de George Sand, on imagine comment sonnaient les Nocturnes sous les doigts du maître, mais on comprend également que l’art de l’interprète est de trouver sa propre vérité. Les Nocturnes de Nelson Freire entrent dans ce cadre là avec toute la force de Chopin.
« Chopin jouait rarement … Liszt, au contraire, jouait toujours, bien ou mal. Un soir du mois de mai, entre onze heures et minuit, la société était réunie dans le grand salon. Liszt jouait un Nocturne de Chopin et, selon son habitude, le brodait à sa manière, y mêlant des trilles, des tremolos, des points d’orgue qui ne s’y trouvaient pas. A plusieurs reprises, Chopin avait donné des signes d’impatience ; enfin, n’y tenant plus, il s’approcha du piano et dit à Liszt avec son flegme anglais :
– Je t’en prie, mon cher, si tu me fais l’honneur de jouer un morceau de moi, joue ce qui est écrit ou bien joue autre chose : il n’y a que Chopin qui ait le droit de changer Chopin.
– Et bien, joue toi-même ! dit Liszt en se levant un peu piqué.
– Volontiers, dit Chopin.
A ce moment, la lampe fut éteinte par un phalène étourdi qui était venu s’y brûler les ailes. On voulait rallumer.
– Non ! s’écria Chopin ; au contraire, éteignez toutes les bougies ; le clair de lune me suffit.
Alors il joua … Il joua une heure entière. Vous dire comment, c’est ce que nous ne voulons pas essayer. L’auditoire, dans une muette extase, osait à peine respirer, et lorsque l’enchantement finit, tous les yeux étaient baignés de larmes, surtout ceux de Liszt. Il serra Chopin dans ses bras en s’écriant :
– Ah mon ami ! Tu avais raison ! Les œuvres d’un génie comme le tien sont sacrées ; c’est une profanation d’y toucher. Tu es un vrai poète et je ne suis qu’un saltimbanque.
– Allons donc ! reprit vivement Chopin ; nous avons chacun notre genre, voilà tout. Tu sais bien que personne au monde ne peut jouer comme toi Weber et Beethoven. Tiens, je t’en prie, joue-moi l’Adagio en ut dièse mineur de Beethoven (Clair de lune), mais fais cela sérieusement, comme tu sais
le faire quand tu veux.
Liszt joua cet adagio et y mit toute son âme … Ce n’était pas une élégie, c’était un drame. Cependant, Chopin crut avoir éclipsé Liszt ce soir-là. Il s’en vanta en disant :
– Comme il est vexé !
Liszt apprit le mot et s’en vengea en artiste spirituel qu’il était. Voici le tour qu’il imagina quatre ou cinq jours plus tard. La société était réunie à la même heure, c’est à dire vers minuit. Liszt supplia Chopin de jouer. Après beaucoup de façons, Chopin y consentit. Liszt alors demanda qu’on éteignît toutes les lampes, ôtât les bougies et qu’on baissât les rideaux afin que l’obscurité fût complète. C’était un caprice d’artiste, on fit ce qu’il voulut. Mais au moment où Chopin allait se mettre au piano, Liszt lui dit quelques mots à l’oreille et prit sa place. Chopin qui était très loin de deviner ce que son camarade voulait faire, se plaça sans bruit sur un fauteuil voisin. Alors Liszt joua exactement toutes les compositions que Chopin avait fait entendre dans la mémorable soirée dont nous avons parlé, mais il sut les jouer avec une si merveilleuse imitation du style et de la manière de son rival, qu’il était impossible de ne pas s’y tromper et, en effet, tout le monde s’y trompa. Le même enchantement, la même émotion se renouvelèrent. Quand l’extase fut à son comble, Liszt frotta vivement une allumette et mit feu aux bougies du piano. Il y eut dans l’assemblée un cri de stupéfaction.
– Quoi ? C’est vous !
– Comme vous voyez…
– Mais nous avons cru que c’était Chopin !
– Tu vois, dit le virtuose en se levant, que Liszt peut être Chopin quand il veut ; mais Chopin pourrait-il être Liszt ?
C’était un défi ; mais Chopin ne voulut pas ou n’osa pas l’accepter. Liszt était vengé. »
Et dire que je pensais que ces nocturnes m’avaient tout dit par le biais d’avocats comme Arrau, Ciccolini et bien d’autres. Hé bien je me trompais. Quelle fraîcheur, quelles couleurs dans ce double CD.