Mais revenons-en à Rédemption, l’oratorio. Deux grandes parties sont séparées par un morceau symphonique. Elles alternent des récits parlés, des chœurs généraux, des chœurs des anges et des solos de l’Archange (mezzo soprano). La version primitive de l’œuvre comportait deux parties nommées : Autrefois et Aujourd’hui. Le récitant était nomme tout simplement Homo. Ses premiers mots « Ah ! Malheur aux vaincus » témoignent des traces perceptibles de la guerre de 1870 et des prises de conscience de la douleur humaine par César Franck. Le poème boursoufflé de Blau véhicule cependant les grandes valeurs du devenir chrétien, de la conception morale de la vie. Rédemption est une œuvre à la fois sereine et mouvementée qui distille un message d’espoir.
C’est du côté des anges que César Franck est le meilleur, dans l’intemporalité du discours, dans l’orchestration diaphane et dans la pureté des voix de la mélodie. Les chœurs violents et très sonores sont parfois remplis de longueurs et leur orchestration abuse ça et là de doublures alourdissant fortement la musique. Sans entrer dans le détail, voici le plan de l’œuvre bien instructif quant aux procédés symétriques utilisés par Franck :
Introduction = Avant le temps (UR-), la tragédie intégrée à la Nature, le Destin
Chœur terrestre = La guerre, l’agitation
Chœur des Anges = Le Ciel, l’Empathie, l’Amour
Chœur et air de l’Archange = L’annonce
Chœur général = La première rédemption par Noël, naissance du Sauveur
Morceau symphonique = Passerelle, miroir
Chœur des hommes = La blessure, la douleur
Chœur des Anges = Le Ciel, l’Empathie
Air de l’Archange = Le message céleste
Chœur général = La seconde rédemption par la prière.
Le la majeur de l’introduction orchestrale annonce la transfiguration ultime tandis que le la mineur du chœur est tragique et nous plonge dans la tourmente. Le fa dièse majeur employé pour l’Archange devait donner la clé de la Rédemption finale en tant que dominante du si majeur lumineux de la fin de l’oratorio. Le morceau symphonique, ajouté ensuite est écrit en ré majeur tonalité réservée à la Gloire de Dieu et donc sert bien de passerelle, tandis que le chœur d’hommes chrétiens est en ré mineur, tonalité douloureuse appliquée ici à ceux qui n’ont pas encore perçu le message.
Vous pourrez retrouver le texte complet de l’oratorio sur le site de l’OPL : http://www.opl.be/fr/main.html en allant sur la rubrique « Archives programmes », puis sur 29 octobre : Entre belges.
Le but de l’œuvre est, comme le signale Joël-Marie Fauquet dans son ouvrage sur César Franck édité chez Fayard de démontrer que « l’aspiration spirituelle du présent ne saurait s’arracher au passé païen qu’en se projetant vers un futur qui rayonne de l’amour du Christ ». Il s’agit donc d’un combat entre la spiritualité et le matérialisme, d’une œuvre à la gloire de Dieu. Nous le voyons, l’Amour total est bien au centre des préoccupations. Car tant l’amour du Christ, dans son incarnation et sa crucifixion, que la prière de chaque chrétien sont des actes d’Amour susceptibles de frayer un chemin à l’homme vers sa rédemption. Le propos est bien en accord avec les grands principes romantiques décrits dans le billet d’hier. Les Anges constituent le pressentiment de l’éternité tandis que l’Archange, le messager de Dieu, exhorte l’homme à changer sa vie.
Vincent d’Indy
La partition est rédigée rapidement en 1872. En six mois, l’affaire est bouclée. L’éditeur Hartmann, désirant promouvoir l’oratorio français propose à Franck d’intégrer l’œuvre dans la saison du Concert National au Théâtre de l’Odéon. Edouard Colonne en assurera la création. C’est dans ce cadre que l’œuvre fut jouée dès 1873, intégrée à un programme fleuve. Malheureusement, la partition est truffée d’erreurs. C’est là que les élèves dévoués interviennent. Vincent d’Indy raconte : « Nous ne savions pas à quoi nous nous engagions et nous fûmes tout d’abord effrayés du travail matériel à accomplir en aussi peu de temps ; cependant, nous nous mîmes courageusement à l’œuvre dans l’atelier de Duparc, celui-ci maniant la colle, Benoit collationnant, et moi, chargé des copies. En une journée et deux nuits pendant lesquelles le cognac de Duparc et les calembours de Benoit nous tenaient éveillés, tout fut près et sur les pupitres à l’heure fixée ».
Mais malgré cela, l’orchestre rechigne à jouer le fameux air de l’Archange en fa dièse majeur, tonalité trop ardue. Franck paye de ses deniers une répétition supplémentaire, mais rien n’y fait. Pourtant, le plan tonal est tout à fait justifiable. Pour désigner l’antagonisme tout romantique entre la guerre et la paix, l’ombre et la lumière, le mal et le bien, la terre et le ciel, l’agitation et le calme, Franck avait employé les tonalités traditionnellement affectées à ces sentiments (voir plus haut). La représentation fut un échec cuisant et la salle, presque vide, ne comprit pas la musique jouée plus qu’approximativement par les chœurs, l’orchestre et la soliste. La presse n’en parla quasiment que pour noter la faiblesse de l’œuvre. Franck en fut profondément bouleversé. Mais c’est encore Vincent d’Indy qui vint à la rescousse et qui parvint, à grand peine, à amener Franck à retoucher l’œuvre. Il lui proposa de changer le Fa dièse si difficile en un mi majeur accessible à tous. Il s’en voudra longtemps d’avoir convaincu le compositeur car ainsi, le chant en question n’était plus à la dominante du final, mais à la sous-dominante, ce qui déséquilibrait passablement la structure tonale rédemptrice. Mais c’était la seule possibilité pour permettre de meilleures exécutions de l’œuvre. Franck composa alors le fameux Morceau symphonique pour le placer entre les deux parties. D’une vingtaine de minutes, la pièce est parfois jouée seule comme un véritable poème symphonique, ce qu’elle est d’ailleurs. Il ajouta enfin le chœur d’hommes du début de la seconde partie, en ré mineur pour rééquilibrer la structure.
César Franck et ses élèves
Ainsi préparée, l’œuvre put avoir une seconde vie plus propice, bien qu’elle ait disparu très tôt des programmes de concerts spirituels. Elle reste très discrète aujourd’hui encore tant au concert que dans la discographie. La seule version qui était disponible, celle du Capitole de Toulouse, dirigée par Michel Plasson chez EMI, est retirée du catalogue.
Et pourtant, l’œuvre, si pour beaucoup d’auditeurs est datée et un peu longue, elle fait une remarquable synthèse de la vision romantique du monde à travers l’esprit chrétien. Elle dépasse et de loin la bigoterie dont on a voulu la charger. Œuvre profondément ancrée dans la pensée de son temps, elle trouve toute sa raison d’être dans la spiritualité subtile de Franck et dans la richesse de ses plus beaux passages. Rien que pour cela, elle mérite d’être chantée et enregistrée.
Très bon commentaire, complétant la réédition des enregistrements de Plasson et la musique « française ».
Encore un tout grand merci pour la conférence, et merci beaucoup pour l’aide-mémoire!