Peut-il exister une musique surréaliste ? Voilà une question que je poserai aux auditeurs de la conférence sur André Souris que je donnerai cet après-midi à l’Espace universitaire de Liège. Voici, en trois billets, quelques réflexions générales, picturales et musicales proposant quelques pistes qui permettront, je l’espère, un début de réponse.
Le surréalisme français d’André Breton refusait de voir dans la musique un art à part entière qui soit capable de s’adapter aux principes mis en œuvre par le mouvement littéraire et pictural. « Que la nuit continue donc à tomber sur l’orchestre… » (A. Breton dans Le surréalisme et la peinture, 1925). Il faut dire que cette restriction sur la musique intervient au moment où le Groupe des Six faisait recette autour de Jean Cocteau, l’un des boucs émissaires de Breton. Cette mise à l’écart fut beaucoup plus nuancée en Belgique et le cercle rassemblé autour du poète Paul Nougé eut vite fait d’accueillir André Souris (1899-1970). De ce compositeur encore trop méconnu, je parlerai vendredi. En attendant, petit retour sur la pensée surréaliste et les principes qui les animent.
André Souris
Pendant la Première Guerre Mondiale, les artistes belges, coupés du monde par un pays complètement occupé par l’ennemi, n’ont guère connu le mouvement Dada qui faisait fureur en France. Ce n’est qu en 1921 que Mesens, animateur du mouvement surréaliste naissant et musicien autant que poète, rencontra Tristan Tzara et Erik Satie à Paris. Par ailleurs, René Magritte collabora à Mesens pour diverses revues plus ou moins sérieuses. L’accent y était mis sur une différenciation claire des principes de Breton. Mais ce sont les tracts de Nougé qui vont populariser le surréalisme en Belgique.
René Magritte
Le groupe s’était donc formé sur des échanges humains entre représentants de la littérature, de la poésie et de la peinture. L’un des slogans des surréalistes belge était : « Comme politique, nous pratiquions l’autodestruction à tour de bras et la confiance dans les vertus humaines … Notre entreprise est folle comme nos espérances. Les plus grandes précautions étant prises pour les choses de la moindre importance, nous ne réclamons rien, l’amour de l’état-major des jeunes filles importe d’avantage. Hop-là, hop-là, telle est notre devise». Le surréalisme est une profonde réaction contre les derniers courants esthétiques issus du romantisme et bénéficiait des nouvelles plongées au cœur de l’inconscient par le travail sur les rêves de Freud. Il s’agissait dès lors de retrouver un art spontané, favorisant les automatismes et les ramifications au-delà de la réalité, la surréalité permettant de nouvelles et inédites sensations face à l’œuvre d’art. Plus encore, le surréalisme est une manière de vivre en dehors des concepts développés par les sociétés modernes. En ce sens, ses membres pensaient s’adresser à tous en proposant une alternative aux modes de vie traditionnels. Mais ce qui pourrait passer pour un mouvement philanthrope était, en fait, un cercle privé régi par des règles précises dont le no respect impliquait l’exclusion automatique du membre. Ainsi, André Souris, tôt intégré au groupe, en sera exclu après avoir accepté de participer à un concert classique, symbole d’un art bourgeois à proscrire !
André Breton
Mais comment donc fonctionnent les surréalistes ? La première réponse se trouve dans l’utilisation du « lieu commun ». Cet objet ou cette phrase du monde courant et habituel est extrait de sa fonction traditionnelle et déplacée de manière inattendue. On peut donc dire que plusieurs constantes animent l’esprit surréaliste. L’humour, le merveilleux, le rêve, la folie et l’automatisme.
Magritte, La durée poignardée (1938)
Lorsque nous observons une peinture de Magritte comme « La durée poignardée » (1938), nous ne pouvons nous empêcher de sourire. Le sourire généré par l’œuvre est le résultat direct de l’utilisation des lieux communs au sein d’un art que la tradition a préservé comme sérieux. Un train qui émerge de la cheminée ‘un intérieur bourgeois peut faire sourire. L’humour nous surprend, nous dépayse. Il fonctionne bien par le truchement d’objets familiers déplacés de leur usage habituel. L’humour belge garde encore en lui cette forme de surréalisme souvent imité mais rarement égalé. Il défie la logique rationnelle et semble grotesque, hallucinatoire.
Cet humour, en déplaçant les concepts, touche forcément au merveilleux, deuxième constante des surréalistes. C’est bien là que se trouve une autre réalité, un univers fantastique, enchanté où les êtres les plus farfelus peuvent exister. Qu’ils touchent à nos fantasmes ou non, ils défient notre réalité. Reprenant Aragon, le merveilleux est une passerelle qui montre «qu’il y a d’autres rapports que le réel que l’esprit peut saisir et qui sont aussi premiers, comme le hasard, l’illusion, le fantastique, le rêve. Ces diverses espèces sont réunies et conciliées dans un genre qui est la surréalité ». Ainsi, il suffit de s’immerger dans ce monde où tout est possible, où les apparitions et les fantômes sont légions. Ainsi l’apparition de cette locomotive relève du merveilleux autant que de l’humour. Les perspectives désorganisées entre le plancher, la cheminée et le miroir donnent une image proche de la réalité vécue mais radicalement impossible dans la réalité. L’absence de reflet du bougeoir de droite, bref de petits détails qui créent un monde merveilleux, différent. Le merveilleux utilise des formes purement imaginaires, des formes associant l’imaginaire et le naturel (Magritte en fera un large usage) ou des formes issues d’une réalité reconnaissable mais métamorphosée. Il peut également s’agir de juxtapositions étranges et inattendues créant des paysages nouveaux et pourtant si proches des nôtres.
Magritte, le Blanc-seing (1965)
Et ce monde merveilleux est donc tout proche du rêve, monde étudié largement par Freud et les psychiatres du début du siècle. Puisque le surréalisme tente de s’approprier l’entièreté de nos forces psychiques par la descente au plus profond de notre inconscient, les lieux « cachés » au plus profond de nous-mêmes se révèlent à travers rêves et cauchemars. C’est, pour les surréalistes, un moyen d’accéder à la connaissance suprême car le rêve rend tout possible, même les situations les plus invraisemblables. Le songe d’un train perforant une cheminée, distille de fortes connotations sexuelles d’une part, tout en jouant sur les rapports entre l’espace et le temps, j’y reviens dans quelques lignes.
Du rêve à la folie, il n’y a qu’un pas très rapidement franchi. Lorsque l’objet diffus de notre rêve se transforme en un objet tangible (le tableau, le poème ou la musique), il prend l’allure de la réalité et devient quasi insupportable. Il défie la raison dans une incohérence qui règne en maître. Un sentiment de paranoïa peut s’insinuer en nous car ce que nous observons et sentons défie l’analyse traditionnelle. Mais cette folie est alors banalisée à tel point qu’elle finit par nous sembler normale. L’homme sain peut alors perdre ses repères et l’œuvre crée chez lui un profond malaise. Parfois proches du délire des fous, les surréalistes jouent avec toutes ces situations avec une virtuosité démoniaque.
Magritte, La Clairvoyance
Car c’est bien une sorte de jeu qui anime de telles approches de l’art. L’aspect ludique est donc essentiel. Ce sont nos forces intérieures qui permettent de renouveler notre conscience de surface. Les fameux « cadavres exquis », jeux pendant lesquels un papier passe d’une personne à l’autre et où chacun, sans savoir ce que le précédent a écris ou dessiné, ajoute sa propre contribution touche presque au hasard. Lors la première expérience de la sorte, la phrase « Le cadavre exquis boira le vin nouveau » est sortie, donnant ainsi ce nom au jeu. S’appliquant également à la peinture, il est envisageable de l’intégrer à la musique. Lorsque le jeu s’appliquait au
x questions réponses orales, les conversations, presque automatiques, prenaient des allures très étranges tout en témoignant des lieux communs, de l’humour, du merveilleux, du rêve, de la folie, de la télépathie et … de l’automatisme.
Car c’est bien la démarche ultime de l’artiste surréaliste. Il recherche l’instinctif, l’automatisme de l’écriture ou de l’image. Automatisme complet ? C’est forcément discutable. Si Magritte a eu la vision de « La durée poignardée », il l’a construite pour sa réalisation, qu’on le veuille ou non. Il ne peignait pas dans l’état second que Breton, qui était médecin et porté sur les méthodes psychanalytiques de Freud, attribue à ses écritures automatiques. Pourtant, l’image, elle, s’impose toute faite. Le reste, c’est de la réalisation.
C’est pourtant de ces premières expériences d’automatisme qu’est née la définition du surréalisme : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». Et par ailleurs, dans un sens plus encyclopédique : « Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées. Jusqu’à lui, à la toute puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie ». Pour les surréalistes, donc, la raison ne doit pas corriger ce que notre subconscient peut révéler et tout effort volontaire doit être banni. Et encore Aragon de préciser : « Si l’on songe que le conscient ne puise nulle part ses éléments, si ce n’est dans l’inconscient, on est obligé de convenir que le conscient est contenu dans l’inconscient ».
A suivre…