Je recommençais le cycle des conférences musicales de Wavre ce samedi. L’occasion pour moi de reparler d’une oeuvre qui m’épate et me touche à chaque fois que je la présente. Je vous en avais fait un texte en mars dernier, je vous le propose une nouvelle fois aujourd’hui. Il pourra servir d’aide mémoire pour les auditeurs de samedi, pour les p articipants aux cours de l’U3A qui ont également eu une séance sur le concerto chez Bach, enfin, pour tous les lecteurs du blog… parfois, une nouvelle lecture permet de mieux assimiler…
Alors que le grand Bach (1685-1750) est au service du prince d’Anhalt-Kothen, un grand amateur de musique, il est envoyé à Berlin, en 1719, en quête d’un nouveau clavecin. Là, il a l’occasion de rencontrer le margrave de Brandebourg, l’oncle du roi de Prusse, pour qui il se produit avec un succès inespéré. Deux ans plus tard, au moment où la seconde épouse du prince de Kothen, que Bach traite d’ « Amusa », influence son illustre mari pour réduire les budgets accordés à la musique qu’elle déteste, il se souvient de ce succès et décide, pour se rappeler à la mémoire du margrave, de lui envoyer et de lui dédier six concertos pour plusieurs instruments qui seront, en conséquence, nommés par Philip Spitta, le premier biographe de Bach, les Six Concertos brandebourgeois.
Il y a peu de doute quant au fait que Bach ait voulu postuler comme musicien à Berlin ce qu’il ne sera jamais : « Comme j’eus il y a un couple d’années, le bonheur de me faire entendre à votre Altesse Royale en vertu de ses ordres et que je remarquai alors qu’Elle prenait quelque plaisir aux petits talents que le Ciel m’a donnés pour la musique et qu’en prenant congé de Votre Altesse Royale, elle voulut bien me faire l’honneur de me commander et de Lui envoyer quelques pièces de ma composition : j’ai donc selon ses très gracieux ordres , pris la liberté de rendre mes très humbles devoirs à Votre Altesse Royale, pour les présents Concerts, que j’ai accommodés à plusieurs instruments, la priant très humblement de ne vouloir pas juger leur imperfection, à la rigueur du goût fin et délicat, que tout le monde sait qu’Elle a pour les pièces musicales, mais de tirer en bénigne considération le profond respect et la très humble obéissance que je tâche de Lui témoigner. Pour le reste, je supplie très humblement Votre Altesse Royale d’avoir la bonté de continuer ses bonnes grâces envers moi, et d’être persuadée que je n’ai rien tant à cœur que de pouvoir être employé en des occasions plus dignes d’Elle et de son service, moi qui suis avec un zèle sans pareil, Monseigneur, De Votre Altesse Royale, le très humble serviteur, Jean-Sébastien Bach, le 24 mars 1721 » (rédigé en français comme il était de coutume à la cour de Berlin).
On ne sait pas quelle fut la réaction du dédicataire, mais la lettre, rédigée dans les termes habituels de soumission de l’artiste face à son maître à cette époque, montre clairement le désir de Bach de quitter la cour de Köthen qui s’était pourtant révélé un paradis terrestre avant l’arrivée de la seconde épouse. De cette période datent, en effet, une grande part de sa musique instrumentale.
A une époque où l’Allemagne discutait de l’option à prendre en matière de musique orchestrale, la polémique entre la suite à la française et le concerto à l’italienne faisait rage. Bach a rarement pris part de manière dogmatique à des débats qui lui semblaient dérisoires et purement théoriques. Ce qu’il fit, c’est pratiquer l’un et l’autre en les adaptant à sa propre pensée musicale. Ainsi, les concertos brandebourgeois sont des tentatives de concilier les différentes tendances du concerto grosso, de soliste et les techniques contrapuntiques qu’il maîtrisait et qui faisaient partie intégrante de son langage. Le Cinquième concerto est, en ce sens, exemplaire et génial.
Il adopte un discours instrumental très varié alliant les effectifs des concerti grossi de Corelli et les éléments solistes de la sonate en trio. Un orchestre, donc, formé des cordes et du clavecin pour assurer la basse continue et trois solistes, le même clavecin polyvalent, un violon et une flûte. La tonalité lumineuse de ré majeur ne supporte que peu d’ombres et l’œuvre, d’une vitalité exceptionnelle, nous transporte d’emblée. Et ce clavecin, justement, qui tient ce double rôle de support du discours et de soliste à part entière, est traité d’une manière inédite. Tout au long du premier mouvement, sa présence en tant qu’acteur principal, s’impose progressivement et le fait sortir de son traditionnel continuo.
Le thème principal a l’allure d’un refrain très efficace chanté par l’ensemble de l’orchestre et le violon solo. Le clavecin les accompagne simplement. Ce thème inoubliable dès sa première audition est suivi d’un épisode en forme de couplet qui voit non seulement l’entrée de la flûte, mais un profond changement de l’écriture. Ce sont, ici, les imitations entre les instruments solistes qui dominent dans un art parfaitement abouti du contrepoint. Les divers rappels du thème principal sont entrecoupés d’épisodes d’une richesse de texture extraordinaire, parvient même à dissiper les mélodies et les embryons de nouveaux thèmes pour ne plus faire percevoir qu’une couleur sonore en perpétuelle transformation. C’est comme si la couleur avait pris le pas sur le dessin.
Manuscrit de la cadence pour clavecin
Et pendant ce temps, le clavecin s’affranchit, devient plus virtuose, adopte un langage issu du fameux « stylus fantasticus » des violonistes, déployant ses traits de manière de plus en plus continue. Même, il fait taire les autres instruments et se retrouve seul, ce qui semble l’étonner. Et il y a de quoi ! C’est la première fois, dans l’histoire, qu’un clavecin devient l’acteur soliste d’un concerto. Il est bien seul et ouvre la première cadence de virtuosité de l’histoire. En trois étapes, il parvient à s’émanciper complètement dans la solitude d’abord, jubilant et rutilant des ses propres sons. Il rappelle l’orchestre ensuite par d’insistants trilles, mais resté seul, il s’effondre en une catabase très impressionnante truffée de terribles dissonances. Le chaos semble l’avoir gagné et même semble vouloir le stopper net. Mais la dramaturgie chez Bach s’accompagne toujours d’une reconstruction rédemptrice. Il reprend ses forces et comprend sans doute que si les autres instruments s’étaient arrêtés, c’est parce qu’il s’écartait de son rôle. Il adopte alors enfin m’attitude de la basse continue et l’orchestre revient une dernière fois pour, dans l’entente retrouvée, clamer une dernière fois le refrain si puissant.
Le deuxième mouvement, noté « affettuoso » n’utilise que les solistes en un trio qui pourrait faire partie d’une sonate. Mouvement lent, tout intérieur, travaillant sur les techniques du canon, le sujet très lyrique, presque galant (et donc moderne pour l’époque) se répartit entre les trois solistes en un enchevêtrement de plus en plus subtil. A force d’imitations et de paraphrases de celles-ci, l’auditeur a le sentiment que le temps s’abolit, comme dans le cas du canon perpétuel qui, comme son nom l’indique, dépasse l’esprit temporel. Profonde rêverie, connivence entre les instruments qui, à la manière d’entrelacs amoureux, se renvoient la balle. Superbe !
Enfin, le final se propose comme une synthèse joyeuse de tout ce travail sur l’écriture et sur l’orchestration. C’est une exposition de fugue que lance le thème (sujet) très proche d’un mouvement de danse. Le clavecin reprend de l’autonomie et une forme d’indépendance, mais elle n’est plus exclusive, comme dans le premier mouvement. Cette liberté est désormais partagée avec les autres et permet donc plus d’entente. Tout ce joli monde du concerto, des instruments, de la polyphonie savante et de la virtuosité font la fête à la musique, libre, comme la nature à l’orée d’une nouvelle vie, comme au printemps !
On le voit, et surtout on l’entend, cette musique est d’une incomparable richesse. L’histoire ne dit pas si le margrave a mesuré l’ampleur du cadeau qui lui était fait, mais il y a fort à parier qu’il n’en a pas mesuré la portée. Il l’aurait engagé sur le champ ! Les contemporains n’ont d’ailleurs jamais pris la mesure du génie de Bach, le considérant comme un organiste hors pair, détenteur de l’art du passé, mais inadapté aux conditions modernes de la musique, celles des concerts, celle de la légèreté, celle de l’époque galante que ses propres fils allaient bientôt promouvoir.
Mais aujourd’hui, au regard de son œuvre dans sa globalité, on se rend compte que le « Vieux Bach » (qui ne l’était d’ailleurs pas à l’époque des brandebourgeois) était aussi très moderne. S’il possédait comme personne toutes les techniques du passé, il savait aussi séduire par ses mélodies, ses effets sonores, son humour et ses paraphrases du monde. Il pouvait, avant beaucoup d’autres, mesurer tout l’impact émotionnel de « l’Empfindsamkeit », ce courant esthétique qui serait, déjà pendant le Siècle des Lumières, les premières formes du romantisme. L’émancipation du clavecin, le choix de la flûte, les mélodies qui s’entrelacent et la spontanéité de la forme créent une musique nouvelle qui, tout en conservant la transcendance de la forme et de la langue, s’adresse aux nouveaux publics, à tous les publics de la musique de tous les temps. Bach est une charnière essentielle et géniale. Pour reprendre l’adage de tous les musiciens depuis Mozart, on peut affirmer, sans risque de se tromper : « Il y a Bach, et puis les autres ».