La Mer de Debussy

 

Quel élément mieux que la mer, protéiforme et en perpétuel mouvement, pourrait s’apparenter à la musique ? Avec la nouvelle saison de l’OPL qui débute ce jeudi soir, prenons le large vers de nouveaux horizons avec…la Cinquième de Beethoven, Im Sommerwind de Webern et la Mer de Debussy. Cette dernière œuvre est d’ailleurs au programme des conférences de la Fnac ces mercredi et jeudi. A cette occasion, je consacre donc deux jours à vous entretenir de l’eau dans la musique et dans les arts.


 

Turner Tempête de neige en mer
 Turner, Tempête de neige en mer


 

La question mérite d’être posée d’emblée. A l’image du critique musical Adolphe Jullien qui écrivait en 1923 : « La marine serait-elle, aussi bien que la poésie, sœur de la musique, et, n’y aurait-il rien de tel pour développer l’inspiration musicale que de naviguer ? » 

Jusqu’au début du XIXème siècle, la mer est un élément divin, tout puissant, d’une force aveugle et souvent destructrice (voir article de demain !). Les hommes la subissent et tentent de la charmer comme un monstre mythologique. Aux chants des sirènes de l’Odyssée qui cherchent à envoûter et à perdre Ulysse et ses compagnons répondent les chants de marins qui doivent rythmer le travail, faciliter l’effort, charmer la mer mal intentionnée. 

Car la mer est perçue comme le miroir de l’inconscient et de l’imaginaire humains. Des quatre éléments, la mer est celui qui représente le mieux les mouvements de l’âme et symbolise le champ d’exploration intérieure. Les thèmes liés à la mer et au naufrage sont légion dans la musique. On pourrait même dire qu’il y a une forme de rédemption par la noyade, comme diraient les allemands, l’eau est un lien vers l’au-delà. 

La Mer est l’œuvre la plus importante de Claude Debussy (1862-1918) depuis son opéra Pelléas et Mélisande. Les trois esquisses symphoniques sont jouées pour la première fois aux Concerts Lamoureux à Paris en octobre 1905. Il semblerait que la nouveauté de la partition soit l’une des raisons de l’incompréhension du chef  Camille Chevillard et du lamentable concert qui en résulta. La critique fut sévère. On parla d’œuvre « incompréhensible et sans grandeur », de « sonorité aigre et souvent désagréable », on affirma, paradoxe suprême, que l’œuvre était le fruit d’une « imagination du timbre pauvre » ! 

Le programme du concert avait voulu faire de cette musique un récit marin évoquant le séjour du compositeur à Jersey et on y affirmait que Debussy avait voulu faire de l’impressionnisme musical. Peu de voix s’élevèrent pour défendre une œuvre qui, depuis, est devenue l’un des symboles les plus éclatants de la modernité de Debussy et l’une de ses œuvres les plus populaires. Seul Jean Marnold, critique sans doute plus futé que les autres, parvint à faire la différence entre une interprétation calamiteuse et une partition si riche qu’on peut côtoyer dans certaines pages des abîmes qui nous font discerner le fond de l’espace par un orchestre aux sonorités insoupçonnables (1905 est la date de la découverte de la relativité par Einstein !).


 

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 Monet, Impression soleil levant


Mais le mot était lancé. L’impressionnisme musical allait devenir une étiquette galvaudée appliquée à de nombreuses œuvres de cette époque. Pourtant, on est en droit de se demander si le terme peut s’appliquer à la musique. Les œuvres de Monet qui générèrent la dénomination, au départ péjorative, cherchent à fixer un moment éphémère (un éclairage particulier qui ne dure pas, un état transitoire imperceptible sans l’aide d’une intemporalité fournie par l’image immobile par essence). C’est bien là le nœud du problème. Comment la musique pourrait-elle immobiliser un état alors qu’elle est sujette au temps dans son principe fondamental ? Non, la catégorie esthétique ne peut pas s’y appliquer. La musique, au contraire des arts iconographiques, laisse percevoir une évolution des éclairages et des objets. Il vaudrait mieux lui appliquer la dénomination de symboliste qui a au moins le mérite de la continuité temporelle. 

La définition du Petit Robert mentionne que : « le symbolisme est un mouvement littéraire et poétique français qui, en réaction contre le naturalisme, s’efforça de fonder l’art sur une vision symbolique et spirituelle du monde, traduite par des moyens d’expression nouveaux (Verlaine, Rimbaud, Mallarmé) ». Comme souvent, on n’est pas beaucoup plus avancé ! Alors, allons voir du côté des poètes mentionnés. Mallarmé propose quant à lui une définition beaucoup plus explicite. Il affirme que nommer un objet, c’est supprimer les trois quart de la jouissance du poème qui consiste à le deviner peu à peu ; « le suggérer, voilà le rêve ! » (1891). Mystère et ineffable, ce sont ses maîtres mots que le poème Hommage rend à merveilles. 

Le silence déjà funèbre d’une moire

Dispose de plus qu’un pli seul sur le mobilier

Que doit un tassement du principal pilier

Précipiter avec le manque de mémoire.

 

Notre si vieil état triomphal du grimoire,

Hiéroglyphes dont s’exalte le millier

A propager de l’aile un frisson familier !

Enfouissez-le moi plutôt dans une armoire.

 

Du souriant fracas originel haï

Entre elles de clartés maîtresses a jailli

Jusque vers un parvis né pour leur simulacre,

 

Trompettes tout haut d’or pâmé sur les vélins

Le dieu Richard Wagner irradiant un sacre

Mal tu par l’encre même en sanglots sibyllins.


 

Stéphane Mallarmé peint apr Manet


Ce qui frappe, outre l’hommage du français à Wagner, c’est bien sur la volonté de donner à chaque mot, chaque vers, une couleur sonore, musicale importante. Quand on sait l’engouement d’une partie du public français pour l’œuvre de l’auteur de Tristan, on ne peut que conclure que la poésie recherche une couleur proche de celle de la musique. Son œuvre fait, en effet le lien entre le romantisme germanique et le symbolisme par le vision mystique de l’art et le langage de l’âme plus que celui de la raison. La révélation d’un autre monde, en partie lié aux théories de Schopenhauer et la mise en œuvre de mythes universels, archétypes de l’âme humaine plaisait non seulement aux français, mais à toute l’Europe en quête d’une renouvellement de la pensée artistique. 

Ainsi, l’art symboliste se manifeste comme l’expression de l’idée par les formes et adopte un processus qui plonge dans les modes de compréhension d’un passé individuel tendu par des archétypes collectifs (chacun reçoit l’œuvre à sa manière en fonction de sa culture propre même si elle véhicule des notions communes. Par exemple, nous avons tous une vision différente de l’amour mais nous savons tous, j’espère, de quoi l s’agit). En conséquence, le symbolisme joue sur l’imaginaire subjectif de chacun, travaille sur l’impalpable et le r^ve, remue les angoisses du Moi, génère une vision toute particulière de la féminité, y compris chez l’homme et, en conséquence, est jugé décadent (l’ambiguïté de Shéhérazade de Ravel en est un merveilleux exemple). On n’est alors pas loin du tout d’une mystique religieuse dans laquelle domine une forme de sensualité très forte. L’art total qui doit tout mettre en œuvre pour l’exaltation des sentiments et des passions nous ramène alors à Wagner et explique la fascination des artistes pour ce créateur de mondes si lointains, mais pourtant si proches de nous. Le symbolisme, dans ces conditions, ne se limite bien sur pas à l’art français, mais touche la frontière insondable avec ce que nous nommons expressionnisme. Des artistes tels que Böcklin, Klimt, Munch en peinture, Ibsen, Rilke et Mallarmé en poésie, Debussy, Rachmaninov ou Sibelius peuvent en partie s’y rattacher.


 

Claude Debussy
 


En concevant les Trois esquisses symphoniques, la Mer, de Debussy de cette manière, on évite d’y placer un argument que le compositeur n’a pas voulu. Tout y est suggestion et non description. Les moyens musicaux qu’il utilise pour véhiculer des archétypes liés à toute la symbolique maritime sont le vrai modernisme de la partition. On est donc en droit de la percevoir dans des optiques individuelles tant qu’on reste dans le cadre strict de la non description. Il est permis d’y mettre en évidence la forme musicale, lointain souvenir de la grande symphonie. En structurant les thèmes et les sections de manière classique, l’analyse y montre les vestiges de la forme sonate. On peut aussi y placer tout le modernisme rythmique qui, à l’image de l’océan, ne reproduit jamais exactement la même configuration malgré un mouvement perpétuel continu. Les asymétries rythmiques et le renouvellement de tous les instants nous ballottent à travers le temps vécu de cet espace immense. On peut aussi y structurer les timbres et faire rayonner les différentes combinaisons qui, loin d’être ternes, comme les premiers critiques le pensaient, sont d’une invention extraordinaire, laissant miroiter chaque instant de manière magique. Il est également possible de travailler sur le temps de la partition en suivant simplement le fil continu des métamorphoses en laissant entrer en nous les nombreux événements plus ou moins importants au moment où ils se produisent. 

Ces remarques m’amènent à aimer de nombreuses visions de l’œuvre car chaque interprète sérieux s’y place de manière individuelle et le dénominateur commun qui me relie à eux varie en fonction de mes états d’âme du moment. Vous comprendrez aisément la difficulté à conseiller une version cd de cette œuvre qui dépend de chaque sensibilité… 

Alors, pour contourner le problème, voici deux grandes interprétations radicalement différentes. La première est celle de Pierre Boulez, avec l’Orchestre New Philharmonia enregistrée pour SONY en 1969. Elle témoigne de la vision très moderne que le grand chef français avait de la place de Debussy dans l’histoire de la musique contemporaine. Tout y est clair, limpide, architecturé à merveille. L’orchestre est somptueux, mais il y manque, il me semble, cette vision hédoniste que j’aime y trouver.


 

Boulez, Debussy


La deuxième est sans doute inattendue pour beaucoup. Il s’agit de Sergiu Celibidache à la tête de l’Orchestre philharmonique de Munich, publié chez EMI. C’est la vision temporelle et le traitement justement plus sensuel des sonorités et des timbres qui me séduit ici. On connaît la philosophie du chef roumain qui traite les temps de manière événementielle. Chaque instant est fondu au précédent dans un tempo certes plus lent que celui de Boulez, mais jamais long. L’enchantement est présent sur chaque couleur de la partition et l’orchestre de Munich y déploie des sonorités fabuleuses.


 

Celibidache, Debussy


 

 

 

Il m’est tout à fait impossible de choisir entre ces deux versions tant elles correspondent à cette vision symboliste individuelle du monde musicale et tant elles sont vraies l’une et l’autre. C’est toute la magie de cette musique géniale.

3 commentaires sur “La Mer de Debussy

  1. Bonjour,
    merveilleuse musique aussi que celle de Debussy inspirée par Mallarmé, du Prélude à l’Après-midi d’un Faune. Ravel souhaitait même que « si une musique se faisait entendre à l’entrée du Paradis, ce fût celle-ci… »
    On connaît aussi la chorégraphie de Nijinsky. Mais le poème de Mallarmé, les vers, où sont-ils ? Qui les connaît ? On ne les joue jamais. La seule mise en scène de l’Après-midi d’un Faune de Mallarmé que j’ai trouvée (la semaine dernière !) :

    (mais c’est plutôt l’art de Mallarmé qui est mis en scène que le Faune)

  2. Salut, JM…
    Rencontre inopinée sur internet, par la Mer intrerposée. Joli article, comme toujours.
    J’ai une solution à ton… »problème »: tu écoutes le « encore plus inattendu » due Celi…Toscanini himself et tout s’évanouit. Jamais entendu telle fluidité, mouvanc subtile, agogique incroyable. Le génie . RCA (ressorti en 1996) avec Iberia et les Fêtes romaines de Respighi. Et un double album Naxos consacré à Debussy (à ce petit détail piquant près: l’ingénieur, peu au courant, a sans doute pris pour de la fristouille de début de disuqe la première mesure, timbales et contrebasses, a sucré allègrement cette mesure, pour commencer à la plus audible entrée de la harpe. Vraiment ridicule. Mais bon). Attention, tu ne pourras plus t’en passer. Amitiés!Patrick B.

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