La rediffusion sur Arte du magnifique documentaire sur le célèbre pianiste canadien Glenn Gould m’a rappelé qu’il y a bien longtemps que je n’ai plus écouté les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Une œuvre qui, pourtant, m’habite depuis de nombreuses années. Au risque de déplaire, je vous avoue que je ne suis pas un inconditionnel de Gould même si certains aspects de l’homme m’émeuvent au plus haut point. S’il est indéniable que sa musique développe une atmosphère particulière et que ses tempi extrêmes (surtout les lents) me touchent souvent dans leur approche du temps musical, je supporte moins bien le jeu détaché maniaque (staccato souvent systématique, souvent injustifié) qu’il applique à toutes les œuvres du répertoire. Il reste cependant un pianiste incontournable tant par sa vision curieuse du monde que par son attitude atypique face au clavier et à la musique.
Les Variations Goldberg font partie de ces œuvres éternelles qui résument à elles seules toutes les formes de la musique et toute la pensée créatrice de leur auteur. Au même titre que le Clavier bien tempéré, l’Offrande musicale, la Messe en si mineur et, bien sur, l’Art de la fugue, elles constituent un des testaments musicaux de Bach. On y retrouve l’accumulation de la science contrapuntique du passé, une rhétorique hors du commun, un sentiment d’aboutissement proche du détachement et une spiritualité qui dépasse, et de loin, la confession luthérienne du Cantor de Leipzig.
Monument à la gloire d’un passé baroque glorieux, les variations sont aussi une magnifique porte d’entrée sur la musique du futur. Comme toujours, Bach montre sa capacité à canaliser aussi bien les techniques d’écriture polyphonique venues du fond des âges ainsi que celles qui préparent, à l’instar de ses propres fils, un avenir très différent où règne en maître la mélodie et l’émotion perçue dans son immédiateté.
L’anecdote amusante de la naissance du chef d’œuvre explique le nom curieux de cet ensemble. En 1742, le comte von Keyserling de Leipzig souffrait d’insomnies. Il avait un domestique nommé Goldberg qui était claveciniste et élève de Bach. Le comte insistait souvent auprès de son musicien personnel pour qu’il joue durant ses nocturnes insomnies. Mais il en avait assez d’entendre les mêmes pièces à longueur de nuits. Il demanda alors à Bach de lui composer une nouvelle œuvre. Ce dernier s’accomplit et lui proposa ces magnifiques et très difficiles variations (ce qui laisse supposer le niveau du domestique, s’il put un jour les jouer… !), synthèse de tout l’art du clavier et de l’écriture.
Qui dit variations dit thème. Le point de départ est un petit air superbe et très simple, composé en 1725, qui figure dans le Petit Livre d’Anna Magdalena. Il s’agit donc d’une musique destinée à la maison, à la pratique d’Anna Magdalena elle-même et de ses plus jeunes enfants. Les trente variations qui vont suivre se présentent comme un voyage magnifique dont la petite pièce est le point de départ. Il est bon, il me semble, de considérer les variations Goldberg comme une immense voyage dont le début est familier. On quitte la maison et on s’embarque. Cet air se présente comme une sarabande à la française, lente et largement ornementée. Il y domine, comme son nom l’indique, une superbe mélodie accompagnée qui pourrait être la trace d’une chanson plus ancienne. Sa forme binaire (A-A’- B-B’) va conditionner une grande part des variations. Il est construit sur une basse proche de la chaconne et de la passacaille (sans la rigueur absolue de celles-ci) qui sera la véritable ossature de la pièce dans son ensemble.
Aria par Martin Stadfeld
Le prin
cipe de la variation sur un thème donné est sans doute l’une des formes musicales les plus anciennes. Elle constitue, en effet, le premier réflexe d’un musicien dont l’improvisation est un mode d’expression en soi. On ne s’étonnera pas d’en trouver très tôt dans l’histoire de la musique. Mais Bach ne se contente pas d’ornementer de manière variée le thème initial. Il crée, dans un esprit autant didactique que spirituel, une variété telle qu’on est obligé de détailler quelque peu les procédés utilisés.
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Outre les variations de virtuosité qui développent des traits de toccatas libres (variation 26 ou 28, par exemple), des rythmes de danses (variation 7, en forme de gigue) ou des imitations polyphoniques proches des inventions à deux et à trois voix (variation 1, 8, …), le gros du travail réside dans l’élaboration de canons simples ou complexes prenant place toutes les trois variations. Architecturant ainsi le plan de son œuvre, Bach démontre une fois de plus sa totale maîtrise des techniques liées au contrepoint, au canon et à la fugue.
Vous avez tous un jour ou l’autre chanté Frère Jacques en canon… Et bien ce qui vous semble un exercice amusant et simple s’avère être le début d’un travail de composition extrêmement complexe au point que les spécialistes considèrent que la maîtrise des ressources du canon constitue, avec la fugue, le point culminant de l’écriture musicale. On sait que Bach était le maître absolu de cette discipline. Il place donc toutes sortes de canons répartis en toute logique en entrées à l’unisson (var. 3), à la seconde (var. 6), à la tierce (var. IX), et ainsi de suite. Il parvient donc à nous montrer, chaque fois dans une expression différentes et intense les ressources du genre. Le canon à la quinte, en tonalité mineure est, sans doute l’un des plus expressifs de la série. Mais ce n’est pas tout, loin de là. Non content de démontrer la force du canon, il écrit aussi des variations en forme de petites fugues (comme la fuguette à quatre voix de la variation 10).
Cette dernière peut être rangée au niveau des « variations spéciales » qui se trouvent aux endroits cruciaux de la grande structure de l’œuvre. Au premier tiers, la fuguette est le point culminant de la première partie. En effet, les variations Goldberg sont divisées en leur centre par une deuxième pièce très spéciale. La variation 16 est une ouverture à la française, en rythme pointé et solennel d’abord avant un superbe épisode fugué. Mais qu’ouvre donc cette ouverture ? Le début du chemin inverse, le point le plus éloigné du thème initial. La troisième variation spéciale est la fugue « Alla breve » de la variation 22, autre point culminant, dans la seconde partie cette fois.
Ce n’est pas encore tout. La variation 25, très longue et très éloignée du thème est un superbe adagio de style lamento arioso très chromatique. On y ressent l’ambiance des grandes œuvres douloureuses consacrées à la condition de l’homme face à lui-même, à la solitude qui la génère et la profonde mélancolie qui en est la conséquence. Cette seule variation, par son symbolisme, ses allusions spirituelles, sa complexité numérique (voire numérologique) et ses nombreuses dissonances qui intègrent les notes B-A-C-H dans la notation allemande (Si bémol-la-do-si bécarre) mériterait à elle seule un article complet.
Variation 25 par Martin Stadtfeld
Mais quelle n’est pas notre surprise lorsque après la douleur, vient la consolation, la joie de la virtuosité et l’enthousiasme d’une renaissance. Elle nous conduit vers la fin des variations, mais nous réserve encore toute l’explication du tout. La dernière (var. 30) se nomme « Quodlibet ». C’est un dernier canon génial qui superpose deux sujets (mélodies) entraînantes mais à la signification particulière.
Selon les définitions courantes, le quolibet (en français mais quodlibet en latin) est un mauvais jeu de mots, une plaisanterie. En musique, il est souvent utilisé en Allemagne où, parfois, on entremêlait d’une façon comique des fragments de compositions connues tels que madrigaux, chorals luthériens, motets, chansons populaires, … C’est aussi ce que nous appelons le pot-pourri. Les deux mélodies de ce canon sont bien connues à l’époque de Bach. La première dit en substance ceci : « Voilà bien longtemps que je n’ai pas été près de toi, approche-toi plus près de moi ». Elle marque donc le retour au bercail après le long voyage des variations, accréditant de la sorte l’idée même d’un voyage (initiatique ?).
La seconde mélodie est aussi basée sur une vieille chanson populaire : « Ce sont les choux et les navets qui m’ont chassé. Si ma mère avait fait cuire de la viande, je serais resté plus longtemps ». Bach y explique les raisons de son départ. Oui, il s’agit bien d’un voyage initiatique puisque derrière les mots de la chanson le compositeur nous parle de la quête existentielle de l’être humain. Il doit chercher lui-même sa voie et la vie est un voyage.
Variations 26 à 30 et aria final par Martin Stadtfeld
La basse de ce dernier canon ramène celle de l’aria initial qui est cité entièrement avant le retour au silence. Mais l’aria (la maison de départ, le chez-soi) resplendit tout autrement une fois l’expérience existentielle réalisée. Ce sont les mêmes notes. Elles ne sont même pas écrites dans le manuscrit. Bach y indique seulement « Aria da capo et fine ». Le bien-être du retour laisse dans la tête bien des images, bien des joies et des douleurs. Nul doute que le vieux Bach, dans ses dernières années y a placé plus d’un souvenir de ses expériences spirituelles affectives et vitales.
L’œuvre est signée, comme souvent, par son paraphe musical évoqué ci-dessus, mais, plus fort encore (on connaît l’attrait de Bach pour les codes numériques), on dénombre 1823 mesures entre les deux arias, soit dans les règles de la gémâtrie (un nombre égal une lettre) les lettres A-H-B-C, celles de Bach dans le désordre. On a pu trouver une série très impressionnante de concordances numériques plus subtiles encore comme la répartition des 32 pièces de l’œuvre entre 28 variations en sol majeur, 3 en sol mineur et 1 non écrite (l’aria), ce qui nous donne encore les mêmes chiffres. On pourrait mener encore bien plus loin cet aspect secret de Bach, mais ce n’est pas le lieu ici.
Décidément, la musique de Bach est l’une des plus puissantes de toutes. Ce n’est pas pour rien que Goethe y a ressenti la présence de Dieu, qu’on nomme parfois notre cantor le cinquième évangéliste et que tous ceux qui découvriront sa musique le considèreront comme le père de tous les musiciens. Bach est probablement, à l’image de Leonardo da Vinci un génie universel qui maîtrisait tant son humanité qu’il en avait compris les fondements.