Schelomo

 

Ernest Bloch (1880-1959). Son nom pourrait évoquer un chocolatier ou un horloger suisse. Pourtant, il est, sans conteste l’un des grands compositeurs de la génération post-romantique qui vécut le changement de siècle et s’exprima dans un monde en profonde mutation. Son but : exprimer au mieux la profondeur humaine. Ecoutons-le : « J’écris pour la douzaine d’êtres humains qui comprennent, par delà une musique qui se rit de la mode, les vérités éternelles que j’ai tâché, humblement, d’exprimer ».


 

Ernest Bloch
 


 

Schelomo est une rhapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre datée de 1916. Bloch est un compositeur juif suisse naturalisé américain. Sa musique est remplie de l’expression sacrée et de la haute spiritualité qui l’animait. Le violoncelle, instrument si proche de la voix humaine lui permet de traduire merveilleusement ses émotions. Pourtant, il serait injuste de le qualifier comme un folkloriste de la judaïté. «  Il n’est pas dans mon intention ni dans mon souhait de travailler à la restauration de la musique juive … Je ne suis pas un archéologue. Je crois que la chose la plus importante est d’écrire de la musique sincère et bonne, la mienne. Ce qui vraiment m’intéresse est l’esprit hébraïque. Cette âme complexe, ardente, agitée que la Bible fait vibrer en moi. Tout cela est en nous, tout cela est en moi et c’est la meilleure part de moi-même ». Et d’ailleurs, les représailles juives à l’égard de sa musique se sont fait sentir rapidement. On lui reprochait sa tolérance et même son ambiguïté face aux autres pensées spirituelles. Bloch déclare : « En fait, les juifs ont été les plus hostiles, les plus rebelles à mon message, et m’ont renié comme ils ont toujours renié ceux qui leur disaient leurs vérités. Pensez donc ! J’ai dans ma chambre de travail, depuis quinze ans, un immense Christ du XVIème siècle ! »

 

C’est bien la cause de l’universalité de son message. Au-delà de cette couleur particulière, chaque être humain pourra trouver dans sa musique ce quelque chose d’essentiel qui en fait un compositeur de premier plan. Ernest Bloch est né à Genève. Il étudia le violon avec Eugène Ysaye. Poursuivant ses études aux conservatoires de Munich et Frankfort, il découvre sa vraie vocation. Il sera compositeur. Après avoir dirigé de nombreux concerts en Suisse, il devint professeur de composition et d’esthétique au conservatoire de Genève. En tant que compositeur, il fut remarqué par son opéra Macbeth écrit entre 1903 et 1909 et donné en première l’année suivante à Paris. Il visite les USA en 1916 et s’y installe devenant citoyen américain et professeur renommé à travers le pays. Dans les années trente, il revient vivre en Europe, mais la montée de l’anti-sémitisme le ramène en Amérique où il enseigne à l’université de Berkeley jusqu’en 1952. Cette fuite angoissée laisse des traces indélébiles : « Je suis un mort qui se survit aux USA. De 1939 à 1943, je n’ai pas pu composer de façon suivie…la tragédie du monde m’obsédait et me paralysait ».


 

Ernest Bloch, Schelomo
 


 

Musicalement, on peut déceler chez Bloch les influences de Richard Strauss et de Debussy, mais sa musique reste unique. Malgré cela, sa musique n’est pas novatrice. On pourrait la qualifier de néo-classique avec de grandes envolées romantiques. A l’instar d’autres grands noms du début du XXème siècle, Bloch n’a pas utilisé le langage atonal. C’est peut-être là l’une des clefs du dédain d’un certain milieu pour son œuvre (comme d’ailleurs Rachmaninov, Chostakovitch, Sibelius, …tous exceptionnels !). On ne peut que déplorer le manque de popularité de cette musique attachante et authentiquement spirituelle. Car pour Bloch, la musique est une discipline philosophique. On trouve de nombreuses traces de foi orthodoxe et de judaïsme dans ses œuvres, mais aussi des influences du bouddhisme et des philosophies laïques. « Diriger, faire des conférences, donner des leçons, composer, c’est un tout pour moi. Et je fais étudier la musique comme on étudie une religion ».

 

Achevée en 1916, la rhapsodie Schelomo est basée sur la personnalité et la pensée du roi Salomon comme il apparaît dans la Bible (Ecclésiaste 1 et 2). Au départ, le compositeur désirait utiliser le texte hébreu pour en faire une œuvre vocale, mais sa méconnaissance de la langue lui fit préférer le violoncelle
. De plus, ce dernier, tout en étant proche du chant de l’âme permettait plus de profondeur et une descente, au-delà du texte littéraire, dans les profondeurs de l’âme humaine. L’œuvre, orchestrée de manière toute romantique par l’orchestre au grand complet dure un peu plus de vingt minutes et se divise en trois grandes parties qui s’enchaînent sans pause. C’est plus un grand poème symphonique qu’un concerto.


 

Ernest Bloch, Schelomo thème 1
 


 

Dès les premières notes, Lento moderato, le soliste déploie une sombre méditation dans les couleurs tonales du ré mineur tandis que l’orchestre développe un environnement où le mystère domine. Très vite, les intonations de la musique juive se font entendre (intervalle de seconde augmentée) et bientôt, le violoncelle entame des rythmes de danse populaire. Avec cette mélancolie toute hébraïque (que l’on retrouvera souvent chez Chostakovitch), une grande descente du soliste vient encore affirmer la sombre tonalité en évoquant l’Ecclésiaste « Tout est vanité » dans son registre grave, sorte de leitmotiv de l’œuvre toute entière.


 

Ernest Bloch, Schelomo thème 2
 Ernest Bloch, Schelomo thème 2bis


 

Changement de tempo et entrée de l’orchestre qui, dans l’alternance des mesures binaires et ternaires dialogue avec le soliste et se fait plus présent. D’abord sensuels et mélodiques, ceux-ci développent une curieuse vision du temps musical ponctué par la caisse claire. Tout fonctionne alors en progression et l’ensemble grandit pour évoquer la grandeur antique du roi Salomon. C’est là que se développe l’une des mélodies les plus lyrique de l’œuvre, chantée aux cordes et faisant bientôt apparaître le motif du destin dans une dynamique très forte, balayé aussitôt par le vent qui ramène le thème du violoncelle et la sombre méditation sur la vanité du monde. Tout ce superbe passage n’est pas sans rappeler les développements et les climax de Gustav Mahler.

 

C’est ainsi que débute le deuxième épisode. Le hautbois psalmodie une mélodie rudimentaire, presque une incantation. Bloch précise que celle-ci est une ancienne mélodie juive apprise de son père. Le violoncelle la reprend en la dramatisant. Les rythmes sacrés se répandent à l’orchestre et deviennent le support d’une nouvelle longue plainte du soliste. La tension monte jusqu’à un véritable point culminant de symphonie à nouveau proche de Mahler et de ses « trompettes du jugement » (voir final de la 2ème symphonie) provoquant un climax négatif terrifiant précédé d’une brève césure expressive. A noter que l’œuvre est architecturée en fonction des lois du nombre d’or et de la divine proportion (je vous en reparlerai un jour). Nous sommes donc ici au point culminant de la pièce, très précisément dans la proportion de 0,618 par rapport à 1 (qui constitue l’œuvre entière).

 

Les timbales introduisent un motif douloureux au violoncelle. Sous cette plainte, tout reste immobile. Seuls quelques échos se font entendre chez les clarinettes. La trompette scande alors un motif funèbre et, au comble de la tristesse, l’orchestre s’illumine enfin en quittant les régions tonales de ré mineur désirant atteindre l’éclairage majeur. La vanité est désormais dépassée et l’orchestre déploie alors un miroitement magnifique. Les trompettes quittent le funèbre et un grand chant apaisé du violoncelle s’élève, mais, comme le souligne Bloch en marge de sa partition : « Il ne peut y avoir de gloire à acquérir une sagesse sereine et détachée, car cette gloire est aussi vanité ! ». La dernière illusion de gloire passée et balayée une fois encore par le vent, la musique retourne dans un silence tout méditatif et à nouveau sombre, alliant la vanité au destin humain comme deux données essentielles de notre nature. Quelques derniers frottements harmoniques entre le contrebasson et le soliste nous conduisent vers le néant et le silence après que les dernières notes du violoncelle nous aient encore affirmé le caractère inéluctable du destin.


 

Ernest Bloch, Maisky Bernstein
 


 

L’émotion qui nous submerge tout au long de l’œuvre et qui nous conduit dans la désolation ultime font de Schelomo une œuvr
e que tout mélomane devrait connaître et méditer. Reflet d’une pensée spirituelle profonde, la rhapsodie ne tolère que des interprétations profondément senties. Je suis convaincu que la sincérité de Misha Maïsky, accompagné par l’Orchestre symphonique d’Israël dirigé par Leonard Bernstein est l’une des raisons de la force de leur interprétation. Chaque son, chaque phrase tant de l’orchestre que du soliste respire l’émotion la plus profonde. La mise en place est superbe et la direction de Bernstein exemplaire et unique, comme d’habitude.

 

Et en guise de récompense pour ceux qui auront eu la patience de me lire jusqu’au bout, cet émouvant document où l’on peut voir et entendre les regrettés Rostropovitch et Bernstein interpréter à Paris le début de notre rhapsodie.