Après mon long discours d’hier sur le temps appliqué à Bruckner, j’aimerais encore revenir sur le sujet. Je serai moins long aujourd’hui car la musique ici parle d’elle-même. Ce précieux document qui nous montre le grand chef roumain Sergiu Celibidache qui répète avec la Philharmonie de Munich la Neuvième est instructif tant pour réfuter les arguments des détracteurs de la lenteur de Celibidache que pour montrer la sincérité et la modestie de l’homme qu’on a voulu comparer à un gourou aux idées philosophiques fumeuses. Son résultat est sidérant de vérité, d’éternité et d’émotion.
Les deux vidéos qui suivent nous montrent toute l’approche de cette musique non seulement dans son aspect temporel, mais aussi dans le formidable équilibre des masses sonores, dans le phrasé parfait que le chef imprime à l’orchestre et dans la spiritualité proche des idées orientales qui habite la partition ainsi restituée. Comme je le disais hier, il n’est pas de contresens dans le fait d’appliquer des principes non chrétiens au temps brucknérien. Sa foi était moins naïve qu’on a bien voulu le laisser croire. Il dépassait, et de loin, la simple image pieuse. Il parvenait à atteindre une autre dimension, proche du vide, du néant ou, pour le compositeur, de Dieu lui-même (mais à vrai dire, n’est-ce pas la même chose ?). Cet aspect et le voyage qu’il nous propose transcende donc toutes les religions et s’adresse à tout le monde. Dans cette optique, il suffit de se laisser conduire. Mais pour ce faire, il est indispensable de d’abord renoncer à la vision restreinte du monde que nous entretenons malgré nous et nous ouvrir à d’autres conceptions du monde. Alors, le voyage est initiatique. Il vous conduit à travers les mystères les plus profondément ancrés en nous et nous parle de l’essentiel, de ce qui nous habite partout et toujours. C’est là que Bruckner trouve toute sa justification.
C’est à ce moment qu’on peut prendre conscience de la nécessité de cette musique. Vous penserez qu’en ces derniers jours de l’an, il me prend un ton mystique…ne croyez pas cela. L’art a toujours une face sémantique qui a pour but de faire passer un message. Celui-ci est le fruit de la réflexion, du travail d’un homme, l’artiste, sur le monde et son œuvre ne peut exister que s’il y a quelqu’un pour l’entendre (l’écouter) ou la voir (la regarder). Sans cela, l’art n’a aucune raison d’être. Chacun pensera donc Bruckner en fonction de ce dont il a besoin. En ce qui me concerne, il est un vrai père spirituel car il est comme nous tous. Il vit, il a peur, il ressent de la joie, il espère et il cherche à répondre aux questions sans solutions définitives. On ressent tout cela dans sa musique.
Moins intellectuel que Mahler, Bruckner ne développe pas ses idées avec une philosophie de son temps. Il a perçu la constance des questionnements existentiels. Il a placé sa réflexion hors de la ligne du temps et c’est bien là sa force car alors, il est indémodable. Son matériau musical est plus brut, plus rustre, peut-être, loin des sophistications des salons viennois (c’est en grande partie la raison de son incompréhension à l’époque et peut-être encore aujourd’hui). Moins pessimiste que Mahler, très réaliste (presque expressionniste) lui, Bruckner trouve toujours un refuge simple, le choral. Ecoutez la fin de la Cinquième et son choral qui parvient à percer les ténèbres aux dernières minutes de l’épaisse tragédie… ! La Neuvième est encore plus touchante car elle est un adieu à la vie (comme celle de Mahler d’ailleurs qui, en de telles circonstances n’a jamais été si brucknérien que dans l’adagio final). Sa berceuse est émouvante parce qu’au dernier soir de sa vie, Bruckner voudrait s’endormir comme un enfant, dans la tristesse d’une vie passée trop vite, mais dans l’espoir d’un autre temps au-delà des sons, dans le silence éternel. Comme le dit Celibidache, le temps de Bruckner est celui qui suit la fin de son œuvre.