Les conditions climatiques de mercredi et les paysages enneigés des hauteurs de Liège ont fait revenir à ma mémoire les propos que je tenais récemment concernant les premières manifestations de l’abstraction en peinture et en musique. Comment, devant ces averses de neige, ce brouillard épais et ces paysages blancs où seules quelques formes émergent, ne pas penser aux œuvres de William Turner (1775-1851).
Ses soixante ans de carrière firent de Turner l’un des plus importants peintres de paysages du XIXème siècle. Malgré sa position précoce dans le siècle, il donna à voir un monde de lumière et de couleur, d’atmosphères et d’émotions unique en son genre, préfigurant souvent la peinture non figurative. En effet, précurseur de l’impressionnisme et de l’abstraction moderne, il connut la gloire et fut célébré par de nombreux spécialistes. Il reste aujourd’hui l’un des peintres les plus populaires des amateurs d’art.
Issu d’un milieu modeste, Turner a été initié à la tradition du paysage topographique par Thomas Malton, un spécialiste du genre, qui soulignait les aspects curieux, charmants et séduisants de la nature. On assure qu’il dessinait avant d’écrire (mais n’est-ce pas là le propre de chaque enfant… ?). La grande part de son apprentissage est autodidacte, mais il s’imprégna des compositions, des effets lumineux et des atmosphères poétiques de Claude Lorrain (1600-1682). C’est au tournant du siècle qu’il trouva sa voie dans une approche novatrice du paysage et dans les sujets privilégiant les naufrages, les sentiers de montagne et les vues urbaines ou rurales. Si ses compositions faisaient toujours référence aux maîtres anciens, il leur insufflait une force nouvelle qui recherchait le sublime.
Cette notion du sublime consiste à dépasser la représentation de la nature dans ce qu’elle a d’observable avec nos yeux habitués à une réalité matérielle. En exprimant l’essence de l’image qui se présente à nous, Turner parvenait à créer quelque chose de plus fort, d’essentiel et d’une présence inouïe. Cette direction esthétique lui valut de sévères critiques, mais les plus fins esprits de sont temps parvinrent à y découvrir ce sublime tant désiré en art.
Plus son succès devenait manifeste, plus l’artiste devenait solitaire. C’est à partir de 1830 qu’il se débarrassa presque totalement des sujets représentés. Dans ses dernières œuvres, la nature n’a plus rien à voir avec son apparence. Elle est le sujet d’une expérience existentielle et d’une sensation profonde. C’est sans doute cet aspect de son art qui nous touche le plus aujourd’hui.
La toile « Voilier s’approchant de la côte » (entre 1835 et 1845) est emblématique de la transition vers le dernier style du peintre. Le soleil engendre un tourbillon de lumière qui semble aspirer et même consumer l’univers entier. Le voilier, à peine visible, ainsi que le rivage à gauche semblent avalés par cette incandescence extraordinaire. Toutes les tonalités du reste de la toile se fondent d’une manière ou d’une autre dans la lumière dorée du soleil. Le ciel explose de mille nuances de jaunes, ocres ou rouges. Le bleu de la mer a disparu complètement. L’homme, terrassé par la nature, ressent, dans la technique d’application de la peinture fougueuse, violente même, l’omnipotence des éléments. La nature, en un geste sublime parait s’anéantir elle-même.
On peut ressentir la même impression en observant une marine, encore, consacrée à une tempête de neige sur la mer. Dans une insolite obscurité, on devine le bateau à la dérive, on comprend la tragédie du monde, la petitesse de l’homme face à cette nature forte. Panthéisme ? Sans doute en partie, mais quelle beauté, quelle grandeur ! Comme le monde semble réduit à ses valeurs prem
ières universelles, archétypales ! Dans la pénombre fantastique de ce mercredi matin, somme toutes assez rare en nos contrées, en observant les éléments de ma fenêtre, j’avais le sentiment que l’homme est bien peu de chose face à l’univers et qu’il ne nous faut jamais ni l’oublier ni le nier.