Lorsque le critique musical russe V. Stassov (1824 – 1906) fonda le Groupe des Cinq en 1862, il répondait à un souci idéologique généralisé à l’Europe entière. En effet, la recherche d’une identité culturelle ancrée dans les racines profondes du peuple allait générer ce que nous avons coutume d’appeler aujourd’hui les « écoles nationales ».
Il faut souligner que Stassov, homme rigide et paradoxal (il affirmait qu’une paire de bottes valait mieux que tout Shakespeare car elle servait à quelque chose), était animé d’un chauvinisme patriotique hors du commun. Fanatique de musique, c’est lui qui amena M. Balakirev (1837 – 1910) et C. Cui (1835 – 1918) à s’associer à cette entreprise inédite.
Les tendances du groupe furent déterminées par Stassov en trois points essentiels. La musique russe devait être archéologique, folklorique et réaliste. Un manifeste fut élaboré en collaboration avec Balakirev. Cui s’occupa de la rédaction. Son but était d’atteindre la vérité d’expression en refusant l’enseignement traditionnel des conservatoires et des écoles de musique. Il était impératif de refuser les influences étrangères véhiculées par A. Rubinstein (1829 – 1894) et P.I. Tchaikowsky (1840 – 1893).
Le groupe des cinq autour de la comtesse de Mercy-Argenteau à l’origine de leur succès chez nous
Le groupe s’élargit rapidement en acceptant M. Moussorgski (1839 – 1881), A. Borodine (1833 – 1887) et N. Rimski-Korsakov (1844 – 1908). Tous étaient des « amateurs » en matière musicale et avaient été promis à une tout autre carrière. Rimski était entré dans la marine militaire et son destin semblait tracé dans la tradition familiale. Féru de musique, il prit des leçons de piano à partir de 1859. Porté naturellement vers la composition, il fut admis chez Balakirev et partagea son temps dix années durant entre le Groupe et ses activités navales.
Le succès de sa première symphonie en 1865 accéléra subitement son orientation musicale. Nommé professeur d’orchestration au conservatoire de Saint-Petersbourg, il se détacha progressivement de Balakirev, viscéralement opposé aux écoles. Lorsqu’il prit conscience de ses faiblesses techniques, il devint l’élève de Tchaikowsky et se mit à l’étude de l’harmonie, du contrepoint et de la fugue. Il n’en perdit pas pour autant sa personnalité et se lança dans la composition d’opéras à sujet archéologique et folklorisant (Le Coq d’Or) et de contes populaires (Kitège). Il devint un excellent compositeur de musique à programme (Shéhérazade, La Grande Pâque russe, …). Il collabora enfin avec l’éditeur et organisateur de concerts Belaiev qui publia à Leipzig à partir de 1883 une grande part de sa production.
Rimski-Korsakov peint par Repin
L’œuvre de Rimski-Korsakov est, il est vrai, essentiellement consacrée à l’opéra (15 ouvrages) et à la musique symphonique (3 symphonies, poèmes symphoniques,…). Son style est marqué par une inventivité mélodique remarquable fortement influencée par le folklore russe et le chant religieux orthodoxe. Ce sont surtout la variété des timbres instrumentaux et le renouvellement de l’orchestration de ces mélodies qui illustrent le mieux son génie. L’emploi particulièrement novateur des vents annonce clairement L’Oiseau de Feu de I. Stravinsky. Dans l’orchestre de Rimski, chaque instrument est un véritable soliste qui colore merveilleusement les thèmes sensuels, graves ou gais.
La Grande Pâque russe est la troisième pièce pour orchestre que Rimski composa en 1888. Après le Capriccio espagnol et Shéhérazade, le compositeur revient à une thématique authentiquement russe en déployant plusieurs thèmes issus de la liturgie orthodoxe russe. Pourtant, il serait illusoire de considérer la pièce comme une œuvre religieuse. Comme souvent, au sein de l’éphémère Groupe des Cinq, les sentiments païens dominent et on assiste plus à une représentation légendaire de la fête.
Ecoutons le compo
siteur parler de son œuvre dans ses Chroniques de ma vie musicale : « L’assez longue et lente introduction à la grande Pâque russe sur le thème Dieu ressuscitera évoquait pour moi la prophétie d’Isaïe sur la résurrection du Christ. Les sombres couleurs de l’Andante lugubre semblent représenter le Saint Sépulcre s’illuminant au moment de la résurrection, au passage à l’Allegro de l’ouverture. Le commencement de l’Allegro, « ceux qui le haïssent fuiront de devant sa face », est bien en harmonie avec la joie qui caractérise la cérémonie orthodoxe : la trompette solennelle de l’Archange alterne avec le son joyeux et presque dansant des cloches, coupé tantôt par la lecture rapide du diacre, tantôt par le chant du prêtre lisant dans le Livre Saint la Bonne Nouvelle. Le thème Christ est ressuscité, constituant, en quelque sorte le thème secondaire de l’œuvre, apparaissait entre l’appel des trompettes et le son des cloches, et formait également une coda solennelle. Ainsi se réunissent dans l’ouverture les souvenirs du prophète antique, du récit évangélique, et l’aspect général de la joie païenne qui caractérise l’office de Pâque ».
A écouter ce vendredi à la Salle Philharmonique de Liège dans un programme tout russe complété par le concerto pour violoncelle de Schnittke interprété par Peter Wispelwey et les Tableaux d’une exposition de Moussorgski orchestrés par Ravel (dont je vous parlerai demain pour la discothèque idéale) par l’Orchestre philharmonique de Liège dirigé par Patrick Davin. A signaler encore que le chef d’orchestre commentera l’œuvre dans la série « Le dessous des Quartes » jeudi à 18H30 et que le pianiste Peter Petrov donnera la version originale pour piano seul avant le concert de vendredi à 18H30. Un concert à ne pas manquer !