Ironie et insolence

 

On en a beaucoup parlé, on l’a suivi presque d’un bout à l’autre et le voilà déjà terminé. Je parle bien sur du festival de musiques viennoises qui s’est déroulé à la Salle Philharmonique toute la semaine dernière. Comme chaque fois, il nous reste un parfum de nostalgie et une tête bien remplie de souvenirs. Cette sensation me rappelle toujours mon enfance. Il y avait, dans mon quartier, une fête foraine qui s’installait tous les ans, au printemps, et créait cette ambiance de fête pendant une semaine complète. Mon frère et moi étions évidemment de la fête et les sons, les lumières et les odeurs foraines nous remplissaient d’une joie que je n’ai jamais oubliée.

 

Mais voilà, cette semaine onirique avait une fin et c’était toujours un moment de forte mélancolie qui s’abattait sur nous lorsque les forains démontaient leurs carrousels et prenaient la direction d’une autre localité. Ce sentiment s’est tellement ancré en moi que je le ressens encore lorsque je me réjouis particulièrement d’une manifestation, lorsque je peux la vivre intensément et surtout lorsqu’elle s’achève… C’est un peu cela que je ressens aujourd’hui.

 

Pourtant, les événements forts vont encore s’enchaîner très rapidement. Bientôt, je me lancerai dans cette aventure, que j’affectionne tant, du concert commenté avec l’orchestre. Oui, la nouvelle séance du « Dessous des Quartes » approche à grands pas et je me prépare à commenter les fameuses Danses symphoniques de Serge Rachmaninov. Mais de cela, je ne vous en parlerai pas avant le concert, je réserve, bien sur, mes commentaires pour le public du jour. Je voudrais revenir un instant encore sur la Quatrième symphonie de Mahler donnée hier en clôture du Festival. Non pas pour en faire une analyse, simplement pour vous livrer quelques réflexions personnelles sur le sujet abordé par le grand compositeur dans cette œuvre toute ambiguë.

 

… Et là encore, un souvenir anime mon propos. Celui d’Armin Jordan avec qui j’avais eu l’immense chance de travailler cette œuvre pour un concert commenté à l’OPL en 2005. Je me souviens de l’aide précieuse du grand chef au moment de bien comprendre l’impact de cette symphonie au sein de l’œuvre de Mahler. De fait, la « petite » symphonie est très étrange. Suivant de peu l’énorme troisième, elle peut sembler un retour à la forme classique. Elle comporte quatre mouvements, comme une symphonie classique, elle se passe des trombones si importants dans les autres œuvres, elle dure moins d’une heure et surtout, elle a un aspect beaucoup plus léger, voire optimiste, inhabituel chez le viennois.

 

Mais on oublie souvent qu’elle est sans doute la plus ironique ! Pourtant, dès le début, le propos est clair. Le motif rythmique initial représente « le grelot du fou du roi ». Or ce dernier est celui qui peut mentir, raconter les plus belles histoires pour nous faire entrevoir … l’inverse ! Cette brève introduction sonne donc comme un avertissement : « Tout ce que vous entendez là est faux ». C’est l’ironie poussée à son point le plus extrême. Toute l’insouciance de la vie dissimule donc les questions les plus graves et tous les thèmes viennois qui y défilent, plus séduisants les uns que les autres, sont là pour noyer notre chagrin dans un vertige très proche de la valse. Formules guillerettes et mélodies séduisantes, sensuelles même, ne sont interrompues que par le motif du destin (Mahler le réutilisera pour faire le thème principal de sa cinquième symphonie) qui sonne à la fin du développement comme une fanfare soudain tragique mais vite dissipée.

 

Le violon désaccordé sert, dans le deuxième mouvement, à mettre en scène une danse de la mort. Mahler dira d’ailleurs : « Ici, la mort rôde ». Sa sonorité aigre, son rythme presque vulgaire, ses ricanements et sa virtuosité « diabolique » placent le funeste squelette au centre du propos. Danse de la mort interrompue par des Ländler presque trop doux, elle revient chaque fois avec plus de virulence. L’orchestre très moderne dans son traitement alimente son propos fantastique à la fois séducteur et effrayant.


 

Arnold Bocklin Autoportrait avec la mort

A. Böcklin, Autoportrait avec la mort


 

Quand arrive le grand adagio, une paix surnaturelle semble se répandre sur nous. Pascal Rophé est parvenu à suspendre le temps de manière exceptionnelle dans cette grande plage musicale. Tout est immobile, immuable, aérien comme un adieu auquel Mahler est désormais habitué depuis le final de la troisième. Deux climax finissent par rompre l’éternité. Le premier est très négatif, plein de dissonances, reprenant le motif du destin, fortissimo et très cuivré. C’est la mort qui fait son œuvre. Il s’en suit une accélération vertigineuse et un malaise que seul le climax suivant vient apaiser. Cette fois, il est positif. Un grand accord consonnant et solennel, comme les cieux qui se déchirent pour laisser percer enfin une lumière céleste. Vision suprême, appel de l’homme au seuil de la mort, il ne reste plus qu’à suivre le guide et entrer dans ce paradis que décrit le final chanté.

 

Il doit idéalement s’enchaîner directement à l’adagio et procurer un balancement de berceuse par le mouvement pendulaire des cordes et la mélodie charmeuse de la clarinette reprise ensuite aux hautbois et aux flûtes. Quand la soprano entre alors dans le mouvement, elle propose un texte d’une naïveté déconcertante, évoquant les merveilles du paradis et les saints participants aux fêtes continues.

 

Deux remarques de Mahler doivent cependant attirer l’attention. Elles sont écrites sur la partition. La première consiste à mettre en garde le chef d’orchestre contre un volume sonore qui couvrirait la chanteuse. La seconde remarque concerne justement la chanteuse et lui indique qu’elle doit chanter comme un enfant et avec sérénité, absolument sans parodie. Elle est la voix angélique qui laisse percevoir, la différence entre ironie et parodie. La vraie ironie est celle qui parait authentique, celle qui ne se laisse pas voir du premier coup d’œil. Ainsi quand revient avec une force exceptionnelle le « grelot du fou du roi », on ne peut plus douter, c’est encore le propos inverse qu’il faut comprendre. Non, Mahler n’est pas retombé dans une vision naïve du paradis. Au contraire, il nous dit que toutes ces images enfantines sont fausses et vaines. La réalité est bien plus incertaine. Alors, le propos de la Quatrième s’inscrit parfaitement dans l’exploration spirituelle que Mahler opère sur lui-même… Et elle n’est pas moins sombre que ses autres œuvres. Seule la fin, la dernière strophe, celle qui parle de la musique est peut-être sincère, comme dans le fameux Rückert Lied « Ich bin der Welt… » (Je suis détaché du monde) qui vit éternellement dans son chant, elle s’élève doucement tandis que l’orchestre se raréfie. Pour finir, il ne reste que le balancier de la berceuse et le cor anglais qui distille ses deux notes descendantes, comme un adieu, mais en fait, c’est qui reste du thème du fou du roi. Pianissimo, la symphonie disparaît dans la plus grande émotion et Mahler d’écrire en marge de sa partition : « Avec la bénédiction de Dieu, tout ira bien … pour celui qui peut le croire ! ». Un grand moment d’émotion que l’orchestre a bien ressenti hier soir, mais sans la chanteuse qui, à mon avis, n’était pas dans l’esprit de la pièce.