Ce qui me frappe toujours en écoutant les œuvres de Joseph Haydn, c’est le côté surprenant de sa musique. Comme s’il s’efforçait de toujours nous dérouter, de nous mettre dans une situation d’imprévisibilité totale, il a sans conteste été l’un des compositeurs les plus audacieux de son époque en matière de rythmes, de mesures et d’agogique (accentuation et structure temporelle des phrases musicales).
Je m’en faisais encore la réflexion au concert de vendredi, quand l’orchestre jouait la soixante quatrième symphonie, très étrange sous cet aspect. Si on n’a pas attendu l’année Haydn pour écouter sa musique (il est mort il y a tout juste deux siècles), il n’empêche que grâce aux diverses manifestations scéniques et discographiques en son honneur, on se penche un peu plus sur ce génie qu’on a trop souvent voulu réduire à une production gigantesque et à un classicisme emblématique. Si de nombreuses formes voient le jour grâce à son inventivité exceptionnelle (sonate, symphonie moderne, quatuors, trios, …), la manière de les mettre en œuvre est radicalement moderne aussi. On ne compte pas les surprises harmoniques, les mélodies brisées, orchestrations audacieuses et les rythmes faussement classiques.
J’aborderai tous ces aspects au cours de cette année, mais je voudrais revenir d’abord sur l’originalité de cette œuvre si peu connue et si peu enregistrée qu’est la symphonie nommée « Tempora mutantur », en la Majeur n°64. Chronologiquement, l’œuvre semble datée de 1773 et est souvent classée parmi les œuvres du classicisme viennois. Elle a reçu tous les enseignements de la période Sturm und Drang (Tempête et tourment) des symphonies précédentes. Son effectif est relativement réduit en se limitant aux cordes, aux hautbois et aux cors par deux, ainsi qu’à un basson dont le rôle est souvent limité à doubler les basses. Mais ce qui surprend d’abord, c’est le titre de l’œuvre. Il mérite un peu d’explications.
Au départ, l’adage latin attribué à Lothaire Ier (petit-fils de Charlemagne) s’inspire des métamorphoses d’Ovide (Livre XV). De manière complète, il est formulé ainsi : « Tempora mutantur, nos et mutamur in illis ». La traduction la plus reconnue est celle-ci : « Les temps sont changés et nous sommes changés en eux ». L’utilisation de la voix passive « mutantur » provenant du verbe « mutare » peut nuancer quelque peu le propos. En effet, dans les significations du dit verbe se trouvent outre « changer », la notion de mouvement « bouger » et même de flux « couler ». Les temps coulent… allusion à la notion essentielle d’Héraclite (Pantha rei, tout coule). Toujours est-il que le mouvement passif du temps est contrebalancé par la voie active du verbe « mutamur » qui voudrait faire passer l’idée que nous changeons dans le temps (et pas nous sommes changés).
Le vers d’Ovide, apporte encore plus de nuance : « Omnia mutantur, nihil interit », soit Toutes les choses changent (bougent ou coulent), mais rien ne disparaît ». Ce qui, en ce XVIIIème siècle « des Lumières » semble expérimenté pour la première fois dans les sciences chimiques que Lavoisier tentait d’approcher. Le célèbre adage de ce dernier : « Rien ne se perd, rien ne se gagne, tout se transforme », confirme ce que les philosophes grecs pressentaient sans pouvoir le prouver. C’est là qu’on passe de la philosophie à la science. Lavoisier avait en effet repris sa formule à un certain Anaxagore de Clazomènes (500-428 ACN) que Socrate a peut-être connu. Il soutenait que l’esprit est la cause de l’univers, que seul le cosmos compte et que les dieux ne sont qu’une invention humaine destinée à dominer le peuple. Il défendait l’idée d’une intelligence éternelle (le Noús) qui aurait remis de l’ordre dans le chaos. Condamné à mort pour ses propos athées, il s’exile en Asie Mineure où il termine ses jours.
Et vous me demanderez sans doute quel rapport tout cela peut avoir avec Haydn dont certains maintiennent que son éducation était assez sommaire. Comme souvent, je n’y crois qu’à moitié. Il fréquentait tout de même l’élite intellectuelle viennoise et l’entourage de la famille Esterhazy était aussi connu pour sa volonté de rassembler de grands esprits du siècle. Mais je ne voudrais pas affirmer que Haydn a voulu nous livrer ici une symphonie philosophique. Il se peut, et l’examen de la partition le montre facilement, qu’il s’opère un mélange bien typique de l’esprit du compositeur. Un mélange de s&eacut
e;rieux et d’humour. On raconte à ce propos que le Prince Esterhazy avait la (mauvaise) habitude de battre la mesure pendant l’exécution de la musique de son maître de chapelle et que ce dernier aurait bien pu placer des pièges rythmiques pour le désarçonner, ce qui ne pouvait manquer de se produire en effet face à une telle musique.
Salle Haydn au chateau Esterhazy
Il se pourrait aussi que Haydn ait connu cette maxime proche de l’adage latin venant, cette fois, d’un barde et poète gallois, un certain John Owen qui publiait en 1613 : « Les temps ont changé et en lui, nous sommes changé. Comment ? Comme le temps, l’homme s’empire, voyez-vous ». Cette version, qui regrette les temps passés comme meilleurs que ceux d’aujourd’hui sont aussi le symbole que les temps sont nouveaux et que les habitudes présentes sont moins bonnes que les anciennes.
Si toutes ces nuances sémantiques sont plausibles chez un esprit aussi vif que Haydn, sa musique permet, par sa spontanéité, toutes les réflexions amusantes et sérieuses. C’est traité avec un humour extraordinaire. La brièveté de l’œuvre me permet une petite description.
Le premier mouvement « Allegro con spirito » déploie des audaces bien dissimulées dans un contexte de forme sonate habituel (encore faut-il faire l’effort de replacer nos oreilles dans un contexte pré romantique pour en saisir toute la mesure). Ce qui frappe, c’est avant tout la difficulté à anticiper les nuances de dynamiques qui se moquent de notre tendance à la régularité. Introduisant des asymétries dès le premier thème, le compositeur nous plonge ensuite dans l’irrégularité thématique, n’utilisant que le conséquent du thème initial et introduisant rapidement des syncopes rythmiques déroutantes. Bref, et pour faire simple, il nous balade dans l’incertitude du devenir musical. Quand arrive le second thème qui devrait être plus lyrique, il nous offre une simple boucle chromatique refermée sur elle-même, sorte de cercle musical dont on ne sort que pour retrouver les irrégularités du premier thème. Tout le mouvement se déroule ainsi, dans l’incertitude.
Le deuxième mouvement est un hymne sublime continuellement interrompu par des silences qui retardent le cours normal de la musique. A chaque fois, le flux du temps semble s’arrêter, se suspendre dans l’attente de la résolution des harmonies. Deux passages beaucoup plus graves viennent assiéger de leurs dissonances et de leur rythmique poussive cet hymne déjà bien malmené. Pièce sublime que ce « Largo » d’une profonde émotion recueillie délicatement accompagnée par des vents discrets dans sa deuxième partie. Il en ressort un bouleversement de la notion de temps, gageons que le Prince a du en mesurer toutes les difficultés dans sa battue… !
Le très bref menuet est lui aussi fort étrange. Il crée une incertitude temporelle dans la pièce qui, en principe, devrait en avoir le moins. Comment, en effet, danser de mouvement dès son début assez inhabituel et très difficile à sentir pour les musiciens. Mais le plus surprenant réside dans le trio central qui commence par … sa fin, puis qui propose seulement son début. Une écoute un peu attentive remarquera que le début du trio est formé d’une formule conclusive à laquelle s’enchaîne … le début. Résultat : un étrange sentiment de perdre les repères d’une forme binaire pourtant simple en principe. Epatant… !
Le rondo final « Presto » n’est pas en reste. Il introduit une formule de cinq noires accentuées et piquées (très détachées) dans une phrase à quatre temps ce qui ne manque pas de susciter un trouble chez l’auditeur le plus averti. Alternant les épisodes virtuoses et plus Sturm und Drang, le mouvement se boucle en quelques minutes seulement après avoir suspendu une dernière fois le temps dans la décomposition, l’évaporation de son refrain. Inoubliable !
Alors on comprend sans trop de peine
que notre adage est polyvalent et témoigne à la fois de cette volonté de montrer que la musique est l’art du temps par excellence, que le temps imprévisible est inconfortable mais plein de rebondissements passionnants et que penser, comme le Prince, que la mesure du temps est chose simple est une grave erreur. Mais il y a mieux encore. Pensez que dans cette musique unique en son genre, transformée à volonté par le génie de Haydn, toutes les phrases ont conservé leur structure classique, leur aspect anodin. Pensez qu’elles n’ont rien perdu et qu’on n’y a rien ajouté, elle s’est juste transformée. N’est-ce pas là l’illustration musicale de la loi de Lavoisier ?