Expérience une nouvelle fois inoubliable mercredi soir à la Salle Philharmonique. Une salle très bien remplie et un public formé d’auditeurs de tous les âges (beaucoup de jeunes) très attentifs constituaient un des ingrédients essentiels de cette série particulière « Le Dessous des Quartes » que j’ai souvent évoquée sur le Blog. … Et l’œuvre sublime, testamentaire de Serge Rachmaninov, les Danses symphoniques, que j’avais la chance de commenter avec la formidable complicité de l’OPL et de son chef du jour E. Gardner, très attentif et parfait dans cet exercice difficile. Il me confiait, après la séance, non seulement son enthousiasme face à la pertinence de la formule, mais aussi à la concentration du public confronté à une œuvre difficile à jouer (il la dirigeait pour la huitième fois cette saison !) et à écouter.
C’est toujours la même rengaine. Certains jurent que la musique de Rachmaninov est la plus belle musique du monde, d’autres la détestent tant qu’ils ne veulent pas en entendre parler. Ces attitudes excessives doivent être nuancées, mais comment, en toute honnêteté, résister aux mélodies remplies de ces inflexions expressives distillées dans les œuvres du grand compositeur russe ?
Il faut dire que Rachmaninov revendique clairement la mélodie comme moyen expressif essentiel à son langage. « La mélodie est la musique, sa base absolue, son principe moteur. ». C’est vrai que c’est d’abord par la séduction de ces chants que Rachmaninov nous touche. Ce sens extraordinaire lui vient, en partie, du patrimoine russe qu’il aime tant, qui fait tant partie de lui-même. Le chant populaire d’abord, dont la couleur si spéciale transite par sa musique, mais aussi les grands compositeurs russes comme Glinka, Tchaïkovski ou Rimski-Korsakov dont il admirait profondément l’expression mélodique. Mais ne nous y trompons pas, son usage n’est pas documentaire. Au contraire, elle est le résultat d’une émotion individuelle qui oscille entre l’extase et la mélancolie. Cette dernière est souvent même de l’ordre du souvenir. Souvenir d’un déchirement, de la séparation forcée, en 1917, de son pays natal. Il plane dans le chant de Rachmaninov, cette subtile mélancolie du passé. Il suffit de se laisser bercer par le saxophone alto, puis les cordes qui déploient ce chant déchirant dès la première danse pour ressentir avec lui toute cette tristesse liée à la vie passée.
Mais une des caractéristiques essentielles qui provoque ce sentiment unique, sorte de carte d’identité du compositeur, c’est le moyen qu’il utilise. Il part toujours d’une cellule de quelques notes bien typées. Petit à petit, cette cellule s’amplifie, se transforme tout en gardant son identité. A l’image des êtres vivants, la mélodie de Rachmaninov se transforme dans le temps (on pourrait reprendre dans cette explication la phrase latine que Haydn a placé en exergue de sa 64ème symphonie qui sera aussi jouée ce soir au concert : « Tempora mutantur nos et mutamur in illos », les temps changent et nous changeons avec (en) lui). Si nous changeons, nous gardons cependant notre personnalité, notre « carte génétique ». Et bien chez Rachmaninov, c’est pareil. Se nourrissant d’elle-même, la mélodie s’amplifie et tend à devenir l’image d’une vie. Quand alors elle s’achève, elle laisse un sentiment de mort.
Mais cela ne signifie nullement que la mélodie éclipse tout comme certains voudraient le croire. Bien au contraire, sa rythmique est également très forte. Elle aussi, trouve ses racines dans la musique russe, généreuses en formules asymétriques. Ecoutez les membres du Groupe des Cinq et vous ressentirez vite d’où viennent les remarquables innovations de Stravinsky … Elles se retrouvent aussi chez Rachmaninov, pas de manière aussi novatrice, il est vrai. Pourtant une vraie fascination peut s’exercer sur les longs passages fortement rythmiques des danses symphoniques, surtout dans la première et la troisième.
La recherche de timbres nouveaux, générant un renouvellement de l’expression, mène Rachmaninov à utiliser toutes les ressources du très grand orchestre. Si les effets de masse sont souvent perceptibles, ils sont contrebalancés par autant de moments de « musique de chambre » ou les solistes dialoguent les uns avec les au
tres, fusionnent dans des couleurs rares et expressives. Les bois, par exemple, déploient des couleurs inouïes, le saxophone est une merveilleuse trouvaille expressive, le piano comme instrument plus percussif que mélodique entouré de la harpe et de cet étrange instrument « campanelli » entre les cloches et le xylophone créent des ambiances fantastiques. Si on condamne trop souvent l’épaisseur de l’orchestre de Rachmaninov, c’est parce que nous ne prenons pas assez la peine de l’écouter dans son détail. Faites-en l’expérience.
Et puis il y a encore cette harmonie si particulière. Tonale par essence, on le lui a bien souvent reproché, elle est cependant très individuelle et se reconnaît entre toutes. Elle correspond admirablement à l’idéal de base de la discipline, se fondre avec la mélodie, lui donner un support adéquat. Elle amène aussi la notion de contrepoint, de ces mélodies superposées qui donnent une densité parfois très complexe à son écriture.
Mais tout cela ne serait rien si cette musique n’était pas un langage affiné au cours du temps, travaillé sans relâche, amélioré pour plus de justesse expressive. Les Danses symphoniques constituent la dernière œuvre d’un Rachmaninov, trouvant aux Etats-Unis un dernier souffle. Il semble que le projet ait d’abord été celui d’un ballet pour le célèbre chorégraphe Fokine, un de ses voisins. Le titre original devait être Danses fantastiques. Chacune des trois pièces constituait sans doute un aspect biographique du compositeur qui leur avait donné un titre. Evoquant la vie répartie sur la métaphore de jour, la première se nommait « Midi », correspondant au milieu de l’existence, ce moment douloureux pour Rachmaninov de la rupture avec la Russie, mais aussi le décès de ses amis Scriabine et Taneïev en 1915, … et les souvenirs plus anciens de ses années d’apprentissage avec Rimski-Korsakov (on entend d’ailleurs au début de la pièce une évocation d’un thème tiré de Coq d’or) et des souvenirs, certes apaisés, de la première symphonie si mal reçue lors de sa création et qui avait provoqué chez le jeune compositeur une profonde dépression remettant en cause sa vocation de compositeur.
La deuxième danse est une valse dont le titre original était « crépuscule ». Valse du soir, du soir de la vie, entrecoupée d’appels funèbres des cuivres. Toute en sensualité, tantôt délicate, tantôt populaire (évoquant la musique des musiciens de jazz et de variété). Elle a des allures de la valse de Ravel aussi. Danse triste et encore mélancolique, elle est l’un des sommets de toute l’œuvre du compositeur.
Rachmaninov et E. Ormandy en 1939
Mais les Danses symphoniques déploient aussi une virtuosité des pupitres solistes de l’orchestre digne d’un concerto pour orchestre. En écrivant sa pièce, Rachmaninov pensait aux musiciens extraordinaires de l’Orchestre de Philadelphie et à son chef, Eugene Ormandy (je crois avoir dit G. Szell lors de la séance, mille excuses). Ils seront d’ailleurs les premiers à jouer l’œuvre, fidèles en cela à l’attachement qu’ils avaient pour le compositeur. La troisième danse est sans doute celle qui aurait le mieux porté le titre de « fantastique ». Dans tous les sens du terme d’ailleurs… Pièce de plus grande envergure, elle exploite des mélodies et des rythmes empruntés aux Vêpres pour symboliser l’énergie vitale de ce « Minuit » particulier et la traditionnelle citation du Dies Irae (présent tout au long de l’œuvre de Rachmaninov (Première symphonie, Etudes-Tableaux, Ile des morts, …) en guise de force destructrice. C’est donc une longue lutte entre la vie et la mort qui s’invite dès les premières notes de la pièce. L’homme exténué trouve dans sa foi religieuse de quoi conjurer ce tenace motif mortifère. Fantastique aussi, cette orchestration rappelant le Berlioz du « Songe d’un nuit de Sabbat » de la Symphonie Fantastique. Cloches (là aussi l’usage des cloches parcourt toute la production du compositeur), orchestre très cuivré, motif fantastique qui peut évoquer l’Espagne, rythmique imprévisible et donc incertaine, … Tous les moyens sont mis en œuvre pour générer les images de ce « Minuit » tout particulier, dernières notes d’un homme au dernier moment de sa vie.
Il succombera en 1943 des suites d’un cancer généralisé. Mais si l’œuvre se termine par le thème religieux dans un « Alléluia » écrit en toutes lettres vingt six mesures avant la fin de l’œuvre, si Rachmaninov a encore noté après la double barre finale « Je rends grâce à Dieu », peut-on parler de victoire ? C’est loin d’être sur. Les dernières sonorités de l’orches
tre sont ambiguës, violentes et renforcées par la résonance du Gong. Y a-t-il un apaisement dans la musique de ce compositeur tourmenté toute sa vie par des angoisses existentielles intenses ? Personne ne peut donner la réponse.
Toujours est-il que cette musique nous bouleverse au plus profond de nous-mêmes. Elle correspond à la trajectoire expressive de cet homme qui disait à qui voulait bien le comprendre que « la musique d’un compositeur doit exprimer le pays de sa naissance, ses amours, sa religion, les livres qui l’ont influencé et les tableaux qu’il a aimés », en bref, une sincérité de l’œuvre à laquelle Rachmaninov ne dérogea jamais.