Et dans le prolongement de mon texte d’hier, j’aimerais vous proposer aujourd’hui l’écoute de la treizième symphonie de Chostakovitch, pour basse, chœur de basses et orchestre en si bémol mineur op. 113. Elle dénonce avec une force dramatique exceptionnelle toutes les injustices et la barbarie d’un antisémitisme d’état en évoquant le ravin de Babi Yar près de Kiev, vaste charnier de la honte.
Monument commémoratif à Babi Yar
« Je n’ai pas de sang juif, que je sache, en mes veines, mais que je sois ha¨comme si j’étais juif, par chaque antisémite en sa démente haine ; tel est mon vœu de Russe … » Evgueni Evtouchenko, Babi Yar.
Chostakovitch était un compositeur viscéralement attaché à son pays. Ce qu’on attribue généralement à une faiblesse, le fait de n’avoir pas quitté son pays à l’instar de Stravinsky ou Prokofiev, va le faire devenir un jouet du régime soviétique qui tour à tour le glorifiera comme le compositeur officiel et le punira comme le dernier des dissidents. Il faut dire que, en dehors de ses fonctions officielles, le compositeur évoque de manière tragique les souffrances de son peuple et que se cache, derrière une forme musicale peu avant-gardiste (le régime condamnait l’art moderne occidental), une émotion pessimiste perceptible immédiatement. Ceci explique que de nombreuses œuvres soient restées dans les tiroirs du musicien en attendant des jours meilleurs (le fameux premier concerto pour violon, par exemple). Ainsi sa cinquième symphonie, construite sur le modèle de Mahler, mais tellement sombre et solitaire, ainsi aussi ces deux symphonies de guerre qui dénoncent autant la barbarie nazie que la cruauté stalinienne à Leningrad (symphonie n°7) et l’extrême détresse d’un peuple victime de la guerre (symphonie n°8) : « J’ai voulu recréer le climat intérieur de l’être humain assourdi par le gigantesque marteau de la guerre. J’ai cherché à relater ses angoisses, ses souffrances, son courage et sa joie. Tous ces états psychiques ont acquis une netteté particulière, éclairés par le brasier de la guerre » (Chostakovitch à propos de la huitième).
Lorsque Staline meurt en 1953 et que Khrouchtchev prend le pouvoir, tout le monde pense que la détente va toucher aussi bien le peuple que les artistes. La déstalinisation offre en effet la possibilité aux hommes de mieux s’exprimer. C’est dans cette optique que le poète Evtouchenko publie, en 1961, dans la revue littéraire Literatournaïa Gazetta un texte consacré à la découverte d’un charnier dans la campagne de Kiev où furent massacrés plus de 100 000 femmes, enfants et hommes, surtout des juifs, mais aussi des ukrainiens. Le lieu, nommé Babi Yar est le symbole de l’aveuglement inhumain des troupes allemandes et de la complicité tacite des autorités russes. A la publication du poème, la colère de Khrouchtchev fut terrible. Il reprocha à l’artiste son manque de patriotisme et refusa d’admettre la part de responsabilité de l’Union Soviétique dans le massacre. Le texte évoque le sombre destin des juifs au cours de l’histoire trouvant son point culminant dans la mort d’Anne Frank et reportant toute la douleur au bord du fatal ravin.
Babi Yar en 1941
Chostakovitch, toujours très sensible à l’horreur suscitée par la barbarie des hommes décida de porter ce texte en musique sous forme d’une cantate sur ce seul texte, mais, pour donner plus de force au propos, il en arriva vite à la conclusion qu’il fallait l’insérer dans une œuvre plus vaste dont Babi Yar serait le premier grand volet. Il intégra donc d’autres poèmes d’Evtouchenko, tous remplis des peurs, de la misère ou de la corruption du régime en passant par l’humour comme seule échappatoire à une telle situation. Le quatrième mouvement, intitulé « Peurs » fut écrit par le poète spécialement pour la symphonie : « … Ces poèmes ont été publiés à différentes époques et traitent de problèmes différents. J’ai voulu les lier par la musique, j’ai donc écrit une symphonie au lieu d’une série de tableaux isolés » (Chostakovitch).
E. Evtouchenko
La partition fut achevée en avril 1962 et le compositeur invita le poète chez lui pour entendre le résultat final : « Il posa la partition sur le pupitre et commença à jouer au piano. Je reste inconsolable à l&rs
quo;idée que son interprétation n’ait pas été enregistrée. Il chantait de manière géniale, malgré une voix médiocre, qui sonnait bizarrement, comme déchirée, mais pourtant inimitable, pleine d’une force surnaturelle ».(Evtouchenko)
La création de l’œuvre fut piratée par de nombreux obstacles et pressions de toutes sortes. E. Mravinsky devait créer l’œuvre et la fameuse basse B. Gmyria devait tenir le lourd propos du soliste. Suites aux menaces en tous genres, le chanteur se désista prétextant d’abord que le poème était mauvais, puis, finalement, qu’il était malade. Même le fameux chef d’orchestre qui avait pourtant créé de nombreuses autres œuvres de Chostakovitch se déroba prétextant un surplus de travail. Finalement, c’est Kyrill Kondrachine qui accepta la direction et il lui proposa deux basses remarquables, Netchipailo qui devait créer l’œuvre et Vitaly Gromadski qui devait la reprendre par après. Fixée au 13 décembre 1962, les quelques jours précédant l’événement virent la fameuse altercation entre Evtouchenko et Khrouchtchev à propos de l’antisémitisme. Le poème fut mis immédiatement à l’index et le tout puissant Ministère de la Culture voulut imposer à Kondrachine de retirer l’œuvre du programme ou d’en évincer le premier mouvement, mais le chef ne céda pas. Par contre, la basse prit peur et tomba malade lui aussi. Ce fut finalement Gromadski qui créa l’œuvre. Toute l’élite culturelle de Moscou était là et la salle était pleine à l’exception de la loge du gouvernement. On avait interdit de distribuer le texte des poèmes. L’audition fut très soutenue et le succès du concert exceptionnel. Chacun y avait ressenti, avec une force inédite, ces sentiments terribles et ce désarroi inimaginable.
Nikita Khrouchtchev
Par contre, la Pravda n’y consacra qu’une ligne de son journal et, deux semaines plus tard, la Literatournaïa Gazatta publia une version remaniée du poème minimisant le rôle soviétique dans l’extermination des juifs et insistant sur le nombre élevé de compatriotes russes exécutés à Babi Yar. Avant la nouvelle interprétation de l’œuvre qui devait avoir lieu à Minsk, le vice ministre de la culture exigea que le premier mouvement soit lui aussi réaménage. Kondrachine suggéra à Chostakovitch d’ajouter l’un ou l’autre vers de la nouvelle version du poème sans toutefois toucher à la musique… une question de survie ! Malgré cela, la presse fut féroce et l’œuvre entière mise à l’index. Ce n’est qu’en 1970 que la treizième symphonie fut jouée en occident, à Philadelphie, sous la direction d’Eugène Ormandy.
Une heure de musique d’une intensité incroyable dévoile toute la tragédie de l’œuvre et la compréhension des faits qu’avaient le poète et le musicien. Cinq mouvement, un effectif très fourni (une percussion particulièrement abondante) et des sonorités funèbres rendent la symphonie particulièrement sombre.
Le premier mouvement, celui du fameux ravin, est une longue marche funèbre ponctuée des sons de cloches qui tels des glas soutiennent les longues phrases plaintives du soliste entrecoupées de brèves interventions, parfois sauvages, du chœur des basses. Le tout évolue vers une clameur de plus en plus déchirante pour aboutir à un climax insupportable de douleur. La dénonciation de l’horreur atteint à l’universalité par l’intensité du propos. C’est une sorte de requiem dédié à toutes les victimes de toutes les oppressions … bouleversant !
La deuxième pièce est nommée humour. Non pas qu’elle soit comique, elle est plutôt sarcastique, caustique et représente la seule manière d’échapper ou de défier toute autorité. Les rythmes et les nuances de dynamique lui confèrent un aspect particulièrement grave. En fait, personne n’a envie de rire face à un tel propos. Arrive alors le troisième mouvement « Au Magasin », dénonçant les longues files d’attente que les femmes russes devaient faire pour se retrouver devant un étalage … vide ! Douceur, musique de chambre et tendresse triste se combinent dans ce poignant hommage à la dure vie des femmes en Union Soviétique. Un solo atonal de tuba (c’est assez rare pour être mentionné) achève de peindre cette misère ultime.
Les « Peurs », en quatrième position, évoquent la terreur de l’époque de Staline. Un adagio solitaire et désertique nous replonge au cœur même de la répression que les artistes avaient vécu. Incertitude, angoisse de la parole ou de la dénonciation, chaque homme se trouve face à cette obligation de
se cacher, de ne plus pouvoir pense de peur que quelqu’un ne devine la nature de son propos. Une lourde chape de plomb est tombée sur l’URSS, plus d’avenir, plus de soleil…
La symphonie se termine par une pièce très étrange qui semble tournoyer sur elle-même avec un peu d’ironie. « La Carrière » est en fait une apologie du courage intellectuel et de la liberté d’opinion. L’évocation de Gallilée suscite chez le compositeur une forme cyclique. Je cite ici un estrait du texte pour que vous puissiez en saisir le double sens : « Permettez-moi un éloge des carrières, que j’observe chez les grands hommes : rendez hommage à pasteur et à Shakespeare, et aussi à Newton, et à Tolstoï, Léon ! Pourquoi les a-t-on couverts de boue ? Jamais on n’oublie le talent, malgré les diffamations qui l’accablent… »
Oui, décidément, l’œuvre est bien sombre et pour la faire passer auprès de l’auditeur dans toute sa force, je ne connais pas de meilleure version que celle de Kondrachine enregistrée en 1967 et éditée chez MELODYA avec l’intégrale des autres symphonies. Certes, l’enregistrement laisse un peu à désirer. Rien de catastrophique cependant. Les interprètes, la superbe basse russe Arthur Eisen, le chœur d’Etat de Russie et l’Orchestre philharmonique de Moscou ont forcément ressenti cette musique avec intensité. Dirigés par le créateur de l’œuvre, ils véhiculent toues les angoisses vécues par le peuple russe. Mais comme je le disais plus haut, la dimension humaine de l’interprétation et de l’œuvre dépasse le fait historique pour se répercuter sur la dénonciation de toutes les misères humaines. C’est l’une des fonctions les plus hautes de l’art.