La guerre selon Chagall

 

Pour terminer cette semaine, une peinture qui peut posséder le même genre de signification que les articles un peu sombres, je vous l’accorde, de ces derniers jours. C’est encore de guerre et de massacre qu’il s’agit, histoire de bien montrer que le monde des arts, toutes disciplines confondues, est bien le porte-parole de l’âme humaine et que le XXème siècle marque une véritable prise de conscience chez les artistes du destin humain au sein des conflits et de toutes les formes de destructions. Si le XIXème siècle était essentiellement tourné vers l’individualisme et les inflexions de l’âme personnelle (les scènes de batailles étaient plus objectives, didactiques et patriotiques voir propagandistes), le XXème dispose heureusement d’une forme d’art non officiel qui sera souvent réprimé mais qui restera un vrai témoignage contrebalançant les versions officielles tournées exclusivement sur l’héroïsme d’une nation ou de certains de ses plus braves représentants.


 

Chagall, Marc en 1941

Marc Chagall en 1941


 

Né en Biélorussie, Marc Chagall (1887-1985) était l’aîné d’une famille juive très unie de neuf enfants. Ayant séjourné à Paris à l’âge de vingt trois ans, il avait été enthousiasmé par tout ce qu’il avait vu au Louvre. Mêlant ses impressions et celles puisées dans son enfance, il se mit à représenter des thèmes bibliques en utilisant une peinture épaisse et richement colorée.

 

A paris, il prit part aux courants de l’avant-garde, dont le cubisme et le fauvisme, mais il ne renia jamais complètement son style initial. Une part de naïveté volontaire accentue souvent le tragique de ses sujets.

 

Pendant la première guerre mondiale, il choisit de travailler dans un bureau de Saint-Pétersbourg pour éviter d’aller au front. Pacifiste convaincu, il était à nouveau à Paris lorsqu’éclata la seconde guerre mondiale. Il avait acquis la nationalité française, mais s’en alla pour les Etats-Unis pour éviter le sort réservé aux juifs par les forces armées allemandes et la collaboration française. La conséquence inévitable de ce double exil se retrouve dans sa peinture utilisant alors les thèmes du voyage et de l’exil comme un véritable leitmotiv.


 

Chagall, La Guerre (1964-66)
 Chagall, La Guerre (1964-66)


 

C’est encore de cela qu’il est question dans cette huile sur toile conservée au Musée des beaux-Arts de Zurich. Son titre, La Guerre, témoigne du souvenir et de la peur encore vivaces une vingtaine d’années après la fin du conflit. Il travailla à cette œuvre entre 1964 et 1966. Si les œuvres de guerre de Chagall sont peu nombreuses, ce n’est pas, comme on le croit trop souvent, que le sujet ne le touchait pas. En témoignent toutes ces œuvres de l’errance (et pas toujours du juif d’ailleurs). Son regard sur l’humanité, teinté d’un mysticisme bienveillant, cachait sans doute cette sourde terreur. Remarquons encore une fois le laps de temps qui aura du s’écouler pour qu’enfin, il puisse extérioriser ce drame humain, contrebalancé, il est vrai, par la présence religieuse symbole de paix.

 

Une charrette rudimentaire et bringuebalante quitte lentement une ville mise à feu et à sang par les combats d’une guerre aveugle mettant tous ses passagers entassés sur le chemin de l’exil. Derrière elle, un homme emporte tout ce qui lui reste, un vieux sac jeté sur son épaule. Tous les autres personnages sont ravagés par le désespoir et une terrible souffrance se laisse deviner malgré des visages sommairement réalisés. Certains se serrent les uns contre les autres comme pour supporter le malheur collectivement. Par contre, on distingue des silhouettes restées en ville et anéantis par le brasier infernal. Les ténèbres (un ciel sans lumière) se sont abattues sur le monde.

 

Sur la droite, un Christ est représenté sur sa Croix, dans la pénombre (c’est très rare chez Chagall), comme oublié de tous. Il serait presque invisible si le symbolique chevreau, symbole du sacrifice de Jésus et, par extension, de celui du peuple des innocents, ne sortait ostensiblement d
u sol, générant à lui seul la principale lumière du tableau. L’opposition entre le rouge vif des flammes à gauche et le blanc immaculé de l’animal renforce encore la dénonciation de l’horreur. Pourtant, en structurant sa toile en fonction des règles de la divine proportion (nombre d’or), le point immédiatement perceptible est justement ce chevreau, symbole de la paix et de l’innocence pour le peintre. L’œuvre dégage donc un parfum d’espoir encore inconnu des victimes. On dirait même que l’animal va bientôt éteindre l’incendie par le simple effet de son souffle.

 

Chagall, en dépeignant la condition désespérée des honnêtes gens durant la guerre, atteint à l’universel, exactement comme Evtouchenko et Chostakovitch dans la symphonie Babi Yar et comme Soljenitsyne dans son discours de 1993 (cité dans l’article d’hier). Ce n’est pas une guerre précise que le peintre a voulu dénoncer, mais toutes les formes de combats, de destructions, d’oppressions et de massacres. Cette manière de procéder confère non seulement le statut de martyr aux victimes des barbaries, mais met en garde les hommes quant à leur avenir.