Le temps selon Goya

 

Il est un temps, dans la vie des êtres humains, où l’on se croit éternel. La candeur de l’enfance et l’insouciance de la jeunesse permet de laisser courir le leurre de la jeunesse éternelle. C’est très bien ainsi, mais la prise de conscience du temps et du vieillissement survient toujours au moment où on ne l’attend pas.

 

Je me souviens d’un soir au cours duquel nous regardions en famille un ouvrage consacré au célèbre peintre Goya (1746-1828). Arrivé à la page qui montrait une reproduction du tableau « Les Vieilles ou le Temps » (1808-1810), ma fille se mit à rire de l’apparente caricature que représentait la toile. Mon épouse et moi étions profondément ébranlés par cette terrible vision et notre fille riait d’une scène qui ne représentait pour elle qu’une scène comique : « personne ne devient comme cela ! ».


 

Goya, Les Vieilles ou le Temps (1808)05
 


 

A y réfléchir de plus près, on est en droit de se demander s’il faut en rire ou en pleurer. Est-ce éblouissant ou monstrueux ? Entre la lumière que dégage le tableau et l’obscurité qui le gagne par le bas, on est pris entre le marteau et l’enclume. Mais même le titre est bouleversant. « Les Vieilles » ; non pas les vieilles femmes, mais les Vieilles…impitoyable ! Le mot a disparu et le résultat nous propose la vision d’une sorcière déguisée en robe de fée.

 

Celle qui attire tous les regards est habillée de cette tenue somptueuse, une robe de jeune femme, au moment des premiers bals. Une robe qui est destinée à séduire les jeunes gens en quête de cet amour éblouissant que l’on rencontre, comme dans les contes, dans les salons luxueux. Les princes et les princesses, le rêve de chaque jeune fille, les bals, les fêtes…l’amour ! Elle a mis tous ses bijoux. Depuis les bagues en argent jusqu’aux boucles d’oreilles qui semblent étirer les lobes des pavillons sous leur poids… et remarquez dans les cheveux curieusement lumineux comme un rayon de soleil, la flèche de Cupidon traversant la coiffure ! « Ce soir, qui sait… je plais encore, vous savez… ». Non, décidément, il faut encore être sur de son éternité pour sourire longtemps devant cette toile.

 

La deuxième dame, sa femme de chambre, sans doute, car il ne fait aucun doute que ce soit une personne subalterne, est vêtue de manière plus discrète. Moins sophistiquée, son maquillage, vulgaire, accentue les cernes de ses yeux. Les deux femmes ont vieilli ensemble. Elles sont restées fidèles l’une à l’autre et sont les complices de toute une vie. Et elles en ont vécu des événements ! La camériste présente donc à sa maîtresse un miroir au dos duquel est écrit « Que tal ? » Comment ça va ? Quelle question ! Qui pose cette question ? L’objet miroir, la camériste ou le vieillard qui se trouve derrière les deux vieilles et semble se pencher pour s’assurer des ravages du temps sur sa proie?


 

Goya, Les Vieilles ou le Temps (1808)04


 

Et d’ailleurs, qui est cet homme ? Il est l’image du temps, l’allégorie du temps qui passe et donc de la mort. Ce genre d’image trouve sa source bien loin dans le temps, dans l’iconographie du Moyen Âge. Codifiées par le théoricien Cesare Ripa dans un traité célèbre daté de 1593, les allégories sont très nombreuses. Celle du temps est présentée par un vieil homme vêtu d’un seul pagne et muni de divers attributs (par exemple le serpent se mordant la queue qui est le symbole de la boucle du temps). Mais il est bien souvent muni de la fameuse faucille, celle de la mort dont la signification résulte d’une antique confusion entre le dieu Chronos, divinité du temps et Cronos, le dieu de l’agriculture portant, logiquement, une faucille. Mais le temps est aussi souvent muni d’un sablier. Il est plus fort que toutes les autres allégories car, lui, il les détruit toutes. Il vainc la beauté, endort l’envie, fait disparaître l’amour, … Et bien le personnage de Goya est de cette race là. A la place de la faucille, c’est le trivial balai qui fait office de sceptre et qui n’attend que le moment de balayer les deux vieilles… encore plus efficace et sombre que la faucille, non ?


 

Goya, Les Vieilles ou le Temps (1808)03


 

Il est ici un protagoniste essentiel de la toile. Il faut désormais en tenir compte. Il peut balayer à tout moment. Pour l’instant, il laisse encore un peu de répit aux deux vieilles. Comment ça va ? La robe a bien été difficile à enfiler aujourd’hui. Elle ne se doute de rien…ou elle a tout compris. Elle ne se méfie pas du temps, elle l’attend, alors, autant être prête ! Car quand le balai entrera en action, il sera trop tard. La robe, c’est le passé, la jeunesse perdue. Les vieilles, c’est le présent et la vie est passée par là. Chronos, c’est le futur proche, le moment où le balai entrera en action et liquidera une fois pour toutes les deux complices. Le noir du bas de la toile, c’est le futur, un néant sombre et grave qui engloutit progressivement tout ce qui est vivant.

 

Et que nous soyons homme ou femme, rien n’y change. Cette vieillesse, c’est la nôtre présente ou à venir, alors sous le sarcasme, l’ironie ou la caricature, se cache bien une réflexion existentielle de première importance. Nous non plus, le temps, nous ne l’avions pas vu arriver ! Jeunes, nous riions encore de ces personnages sans âge qui formaient une partie de notre entourage. Au moment où nous nous croyions éternels, nous n’imaginions pas qu’un jour notre tour viendrait. Pas la peine de l’expliquer à notre fille. Elle le comprendra bien elle-même un jour. La vanité y est pour beaucoup.

 

Vanité ! Classée parmi les vices secondaires (par opposition aux sept péchés capitaux, elle est un genre particulier de l’art pictural qui met en œuvre une femme nue à sa toilette qui se regarde dans un miroir. Mais la vanité est aussi un genre de nature morte qui cherche à désigner le caractère futile et éphémère des biens de ce monde. Tout concorde, dans la toile de Goya, pour ranger les Vieilles au rang de la vanité. Le miroir d’une part, le sarcasme qui remplace la jeune femme nue par une vieille habillée d’une robe de jeune, et l’objet philosophique de la toile qui semble nous montrer, dans le pur genre de la vanité, le caractère futile de l’existence même. C’est là que l’œuvre nous bouleverse.


Goya, Les Vieilles ou le Temps (1808)


 

 

Non seulement, elle nous confronte au temps inéluctable, à la mort certaine et aux affres du vieillissement, mais surtout elle nous fait sentir le côté futile de l’existence. A travers passé, présent et futur, l’œuvre de Goya est perçue de manière différente que l’on soit jeune, moins jeune ou …encore moins jeune. Elle peut donc nous accompagner toute notre vie. En cela, elle répond à nos besoins existentiels. Jeune, on en rit, adulte, on la craint et vieux, on en pleure ! Voilà une œuvre qui se révèle progressivement à celui qui veut bien s’y arrêter un peu.

Un avis sur “Le temps selon Goya

  1. Votre commentaire est remarquable.
    Associé à la nouvelle de Pouchkine « La dame de pique », il prend tout son sens.
    Quel morceau de Beethoven (sourd comme Goya) compléterait cette étude?
    Merci

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