Une découverte

 

J’ai découvert, avec la candidate japonaise Mayu Kishima du Concours Reine Elisabeth, une œuvre que je ne connaissais pas, la première sonate pour violon et piano en fa mineur op.80 de Prokofiev.

 

L’œuvre m’a fait un effet particulièrement fort. Commencée aux Etats-Unis par Prokofiev en 1938 et achevée huit ans plus tard en 1946 en U.R.S.S. alors que la guerre venait de se terminer et que le compositeur était désormais prisonnier dans son propre pays, elle est grave, tragique même, et me fait penser à cette mélancolie profonde qu’on retrouve chez son cadet Chostakovitch. Mais la sonate possède aussi ses couleurs propres qui, parfois, font penser à Ravel.


 

Prokofiev et Oistrakh jouant aux échecs
 Oistrakh et Prokofiev jouant aux échecs


 

Le premier mouvement, sombre et sévère sert de large introduction aux trois autres mouvements. Si l’anecdote veut que l’œuvre soit le résultat de l’écoute d’un « Sonata da Chiesa » de Haendel et que par ses procédés d’accompagnement, elle évoque en effet l’âge baroque, la comparaison me semble s’arrêter là. C’est un peu comme la Passacaille du concerto de Chostakovitch qui ne reprend de la forme ancienne que le principe de la variation mais ne cède jamais à la tentation d’un néo-baroque de mauvais aloi. Au contraire, c’est toute la stupeur des russes qui transparaît de manière évidente dès les premières notes bouleversantes.

 

Le deuxième mouvement, Allegro brusco, porte bien son nom. En ut majeur, c’est un héroïque combat d’une rudesse inattendue compte tenu de l’ambiance du premier mouvement. La pièce, violente, proche de ce style « barbare » qu’ont en commun Prokofiev et Bartok demande une virtuosité remarquable. Lutte, échos de la guerre encore fraîche dans l’esprit du compositeur ou contorsions de l’homme face à sa réclusion forcée au pays ?

 

L’andante qui suit renoue avec la sérénité d’un fa majeur presque pastoral (comme très souvent dans cette tonalité utilisée pour les pastorales de Noël ou la Symphonie « pastorale » de Beethoven). Ombres de danses imaginaires (Prokofiev est aussi un maître du ballet). Clairement une forme lied s’impose (A-B-A) et une émotion toute particulière nous gagne, partagés entre un sentiment d’amour au premier degré et une mélancolique valse, symbole d’une ancienne agitation.

 

L’asymétrie règne en maître dans le dernier mouvement très rapide. Grande récapitulation des thèmes de la sonate entière qui semble conduire au vide. Le violoniste place la sourdine comme s’il se dirigeait vers le néant, mais une dernière lueur de vie apaisée surgit in extremis au violon même s’il reste un profond sentiment d’amertume au regard de l’œuvre entière. Superbe !

 

Vous le comprenez bien, il me faudra plus de temps pour digérer cette œuvre complexe et je vais m’empresser de me procurer la partition. Il est fort probable que quand je l’aurai travaillée pendant quelques mois, je vous la représenterai plus en détail.


 


 

 

L’œuvre est dédiée à David Oistrakh qui la créa le 23 octobre 1946 avec Lev Oborine au piano. Lors des funérailles du compositeur, estompées par celles de Staline le même jour (le compositeur est mort deux heures avant le tyran qui l’avait enfermé dans les frontières de l’U.R.S.S.. On pourrait peut-être même affirmer que Prokofiev fut la dernière victime de Staline !), très peu de monde était présent. Mais Oistrakh y interpréta l’andante de cette
sonate dont les fulgurants passages en triples croches doivent être « comme la bise soufflant entre les tombes d’un cimetière ». Il compléta ce premier mouvement par le troisième, plus apaisé et serein. Voici un document datant de 1972. Vous pouvez y entendre le début de la sonate par deux géants russes, Oistrakh lui-même accompagné de Sviatoslav Richter. La qualité sonore n’est pas fameuse, mais la valeur documentaire de la prestation est unique.