Donc Chopin, c’est aussi, il ne faut jamais l’oublier, le patriotisme polonais. Il est l’archétype de l’artiste attaché à ses racines. En cette époque qui voit naître les nationalismes, le musicien est parfois le porte-parole malgré lui des aspirations d’un peuple entier. Les Polonaises, la fameuse Etude révolutionnaire (op. 10 n°12), les mazurkas et des tas d’autres pièces sont le reflet de cette partie de l’émotion de Chopin. Laissons le parler : « Je suis inactif ; mon existence, à quoi sert-elle ? Je ne suis bon à rien parmi les hommes car je n’ai ni mollets ni gueule… Il ne me manque pas beaucoup pour fraterniser mathématiquement avec la mort… Ô Dieu, existes-tu ? Oui, tu existes et tu ne nous venges pas ! N’y a-t-il pas encore assez de crimes moscovites ou es-tu moscovite toi-même ?… Ah pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de tuer au moins l’un de ces moscovites ?… Je suis inactif ici, moi, les mains vides, je soupire seulement de temps en temps, j’épanche mon désespoir sur le piano. A quoi cela sert-il ? Dieu, mon Dieu, ébranle la terre, qu’elle dévore les hommes de ce siècle ! » (Stuttgart, juillet 1831)
Cette étude est un cri sublime de révolte. C’est l’âme qui palpite, c’est l’esprit national qui, en se dépassant, parvient à l’universel. Pour atteindre une telle expression, le pianiste ne doit plus connaître les difficultés techniques qui, pourtant, sont abondantes. La compréhension de cette musique passe par la modestie et le respect. Ici non plus, ce n’est pas la démonstration virtuose qui compte. Ce n’est pas la mise en évidence du pianiste. Aucune improvisation n’est possible, aucun effet de pédale non maîtrisé ne peut être accepté, l’égalité des doigts doit être à tout épreuve et, selon Cortot, après un travail patient et scrupuleux, la beauté sonore seule servira la pensée musicale.
A travers ses quatre Ballades, Chopin nous fait entrevoir de manière plus poétique encore et diffuse que dans les superbes Polonaises ou l’étude que vous venez d’écouter l’histoire légendaire de son pays. Je vous avoue que j’ai toujours eu un faible pour la première. En sol mineur, l’opus 23 est sombre. Il aurait été suggéré à Chopin par la légende de Conrad Wallenrod qu’Alfred Cortot résume en préface à son édition de travail.
« La Ballade en prose qui est la source inspiratrice de cette composition constitue le dernier épisode de la quatrième partie de Conrad Wallenrod, légende historique d’après les chroniques de Lituanie et de Prusse (1828), épisode durant lequel, Wallenrod, à l’issue d’un banquet et surexcité par l’ivresse, vante les exploits des Maures se vengeant des Espagnols, leurs oppresseurs, en leur communiquant, au cours d’effusions hypocrites, la peste, la lèpre et les plus effroyables maladies qu’ils avaient au préalable volontairement contractées, et laisse entendre, dans la stupeur et l’épouvante des convives, que lui aussi, le Polonais, saurait au besoin insuffler la mort à ses adversaires, dans un fatal embrasement ».
Il est vrai que le Congrès de Vienne, en 1815, rattache la Pologne à l’Empire russe après de nombreux déchirements et partages entre russes et prussiens. A une époque où les peuples rêvent de retrouver une unité nationale, Chopin n’échappe pas à ce sentiment d’injustice. Un tel sujet le concernait donc au plus haut point.
La Ballade est une forme littéraire poétique constituée au XIVème siècle et de forme fixe. C’est vers la fin du XVIIIème siècle que la ballade s’émancipe des principes rigoureux qui en empêchaient l’évolution. Elle devient alors une vaste forme strophique basée sur une légende épique. En musique, elle est d’abord issue de la danse avant de devenir une pièce vocale ou instrumentale inspirée par un poème (presque l’équivalent du poème symphonique). Il s’agit d’en refléter l’atmosphère tout en en donnant sa vision et son interprétation. Il ne s’agit pas seulement d’une musique à programme puisqu’il est question plus d’évocation que de description.
La première Ballade répond parfaitement à cette vision. Introduite par quelques mesures qui évoquent la prise de parole par le barde narrateur, elle s’inscrit d’emblée dans une ambiance mystérieuse. A la frontière du silence, un refrain mélodique accompagné discrètement semble s’élever de manière poétique en évoquant la tristesse de l’oppression. Petit à petit, il grandit presque comme un hymne dédié à la souffrance. La première strophe est introduite par une magnifique digression qui s’emporte et atteint une ampleur quasi révolutionnaire. La virtuosité est ici au service de l’émotion. S’élève alors le magnifique second refrain. A la fois tendre et aristocratique, il dispense un moment de rêverie intérieure très fort. Il divague à son tour et ramène le premier motif plein de fatalité et de douleur. Buttant d’abord sur les notes du piano, il déclenche alors une page patriotique très forte, faite de grands accords dans une rythmique combative.
Le combat semble gagné et la deuxième strophe est nourrie d’une jubilation virtuose formidable proche de la danse et du scherzo. Tout cela renforce le courage pour la lutte et les thèmes s’empoignent avec tantôt des accents pathétiques, tantôt un espoir inaltérable. Pourtant, une fois encore, le refrain implacable dans son rappel monotone du motif du destin revient introduisant une coda d’abord très vive et presque victorieuse. En proie à une virtuosité diabolique, elle s’arrête net et déploie ses sonorités funèbres et gammes descendantes terrifiantes, évoquant la mort du héros sacrifié pour la libération de son peuple. La catastrophe finale est sans appel mais héroïque.
Moulage post mortem de la main gauche de Chopin
Chopin, c’est tout cela et encore bien d’autres choses. Il faudrait, par exemple, aussi évoquer ses audaces harmoniques et ses accords si particuliers qui influenceront Debussy et les français tout en annonçant l’explosion des repères de la musique tonale. J’y reviendrai sans doute prochainement. Si nous aimons Chopin, c’est par le fait qu’il fut un homme, que ses faiblesses, ses emportements et ses passions sont les mêmes que les nôtres. Il les exprime de manière sublime à travers sa musique. Vive Chopin !