S’il est m’est familier de parler de la musique classique à des publics de mélomanes qui se déplacent pour venir écouter présenter un compositeur, décortiquer une œuvre ou discourir sur les raisons qui nous poussent vers l’art, cela peut être un véritable défi que de se rendre dans une école secondaire pour tenter une petite incursion dans un monde parfois très éloigné des préoccupations immédiates.
C’est ainsi qu’hier matin, on m’avait invité à donner une conférence pour 150 élèves du dernier degré des études secondaires dans une école de Liège. Les professeurs de français de l’Institut en question, désirant préparer leurs élèves à produire par eux-mêmes une intervention orale et, pour les plus à l’aise, un tournoi d’éloquence, m’avaient demandé un discours sur la musique qui respecterait les règles de l’articulation rhétorique. J’avais donc, après avoir mûrement réfléchi, choisi un sujet général permettant une approche de la musique classique en toute simplicité dont le titre était : « Pourquoi la musique ? » j’avais déjà fait de nombreuses conférences de ce type pour des publics mélomanes acquis à la cause donc. Mais dans ces circonstances, plus rien de mes propos habituels ne pouvait s’adapter au public du jour. Il me fallait donc bien réfléchir avant de concevoir mon plan et la teneur de mes propos.
Ne sachant donc rien de cet auditoire particulier, il me fallait les atteindre d’emblée au risque d’être submergé par le désordre et le désintérêt. J’avais donc conçu mon propos à partir d’une phrase forte, comme un slogan, qui devait coûte que coûte devenir le leitmotiv de l’exposé. Il fallait aussi mettre en lumière les procédés des orateurs et le relief du propos. Alors, je me suis lancé. Vous savez que je n’aime pas lire mon texte. Je n’en fais d’ailleurs jamais à l’avance, donc je ne suis pas tenté de lire. J’improvise sur la base d’un plan! Mon slogan était : « Il n’y a pas d’avenir sans passé ! »
Après l’avoir énoncé avec force et bien conscient que cette phrase simple en apparence méritait de nombreuses explications pour être saisie dans le sens exact que je voulais lui donner, je me suis présenté brièvement en leur parlant de ma passion, la musique, en leur disant que si je passais une bonne partie de mon temps à parcourir les salles pour parler de la musique, c’est que je croyais fermement qu’elle n’est pas qu’un simple divertissement agréable, mais qu’elle peut nous apporter beaucoup. Je voulais leur dire que toutes les musiques s’adressent à tous. Il ne me restait qu’à tenter de le prouver.
Revenant sur le slogan initial, j’ai d’abord souligné l’importance du passé dans notre vie de tous les jours en cherchant à faire sentir que les actes que nous posons quotidiennement sont très souvent le résultat d’une expérience passée proche ou lointaine. J’ai vu, dans la salle, sourire certains professeurs qui se sentaient directement concernés par cette remarque justifiant de manière assez évidente la présence de leur cours au sein du cursus scolaire (Histoire, littérature, latin, géographie, religion, …). Saisissant au vol cette réaction je me suis empressé de jeter une pierre dans leur jardin en affirmant que l’essentiel n’était pas de retenir des défilés de dates et d’événements, mais que le but premier était de comprendre ce qui s’était passé dans l’histoire de l’humanité. Entrant alors plus directement dans le sujet, j’ai mis en évidence l’art, passé et actuel qui est un véritable témoignage de la manière dont les hommes ont vu le monde. De là à basculer dans la musique, il n’y avait qu’un pas. Il n’était pas encore temps de le franchir.
Je ne pouvais pas entrer dans la musique classique par la porte habituelle de l’histoire et des compositeurs. Il me fallait un aspect plus direct, plus impliquant. J’ai donc fait remarquer que si la musique existe encore aujourd’hui après la longue évolution de l’être humain, c’est qu’elle avait une utilité de première importance. De nombreuses facultés humaines ont disparu dans les méandres de l’histoire par manque d’applications. De tous temps et partout dans le monde, l’art occupe une place importante dans les sociétés. Les linguistes se demandent même si la musique ne serait pas apparue avant le langage. Et, comme s’ils provenaient d’un fond commun à l’humanité, ils n’étaient pas à l’origine de deux manières de s’exprimer, celle de la communication directe entre les êtres et celle de l’âme dont aucun mot, même le plus fort, ne peut rendre compte complètement. S’il y a musique, il y a artiste musicien. C’est un fait que personne ne peut contredire (on peut toujours discuter sur le terme et le statut de l’artiste…).
Pour montrer l’importance de l’artiste dans la société, j’avais choisi de faire entendre un exemple musical évident. Il me semblait qu’un classique du répertoire ne ferait pas l’affaire. Ils ont donc écouté un extrait du dernier album du groupe britannique Muse, vedette incontestée du rock moderne. La chanson, que j’avais choisie avec soin, United States of Eurasia, avait tout pour alimenter mon propos. Un texte axé sur les conflits entre l’Occident et le Moyen Orient, une orchestration variée et bien construite, des couleurs sonores changeantes et…une citation du deuxième Nocturne pour piano de Chopin. Dès les premières notes, le jeune public s’est mis à vibrer, à chuchoter, à sourire et à s’étonner. Ils s’attendaient probablement à un extrait d’une symphonie ou d’un concerto pour piano. Quand j’ai stoppé la musique avant la fin de la chanson, la rumeur de désapprobation que je voulais créer ne s’est pas fait attendre. Manifestement, j’avais fait mouche (je m’étais informé à l’avance auprès de mes collègues de la Fnac pour choisir mon extrait apprécié de presque tous !). Tout le monde avait reconnu la chanson, le groupe et même le titre du morceau. Par contre, peu savaient ce que disent les paroles ! Ce fut presque un étonnement pour eux de découvrir que leur chanson chérie parle du dégoût de la guerre, de la tolérance, de la sympathie entre les peuples, bref, d’une vision particulièrement humaine des rapports humains.
Cela me permettait de poursuivre sur ma lancée et de discourir quelque peu sur ce qu’est la musique, d’abord d’une manière scientifique (les sons, leurs combinaisons, les structures sonores, …), puis, et surtout, d’une manière artistique. J’ai défini les qualités d’un auditeur par quelques principes élémentaires qui sont autant de l’ordre de la morale que de la perception artistique. D’abord notre ouverture d’esprit qui doit nous permettre de découvrir les œuvres, ensuite notre oreille qui par son fonctionnement permet à notre cerveau de déclencher des mécanismes nerveux de perception, d’analyse et d’émotions. Mais encore notre sensibilité face aux émotions véhiculées, notre culture qui nous permet de situer une oeuvre dans son contexte. Il ne restait plus qu’à mettre tout cela en pratique par une analyse sommaire de la chanson de Muse.
Si vous prenez le temps de l’écouter, vous y découvrirez une structure classique Introduction au piano, mélodie chantée dans une dynamique modérée, crescendo dans la reprise, intermède orchestral qui utilise une mélodie arabisante de circonstance, amplification du chant avec plus de violence (dans un style qui rappelle Freddie Mercury et son groupe légendaire Queen, on n’échappe pas à son passé, décidément !), jusqu’à atteindre le climax sur une Catabase tragique placée au nombre d’or du morceau. Lorsque le point culminant est atteint, un piano solo entame le Nocturne de Chopin créant le monde irréel et mélancolique qu’on lui connaît. Il est vite renforcé par des cordes classiques, tandis qu’en arrière plan, on entend des enfants qui jouent et des bruits de foule, de lointains grondements évoquent les bruits de la guerre. Dans le silence de la fin de phrase de Chopin, un avion à réaction traverse le ciel et la chanson s’achève sur ce bruit terrifiant. Rien que la description de ce que nous avions entendu a créé un choc. Soudain, les auditeurs, qui pourtant avaient entendu cette chanson plusieurs fois, ont pris conscience que la musique n’était pas un simple tue temps, un divertissement léger. Plus fort encore, cela se produisait sur la musique de leurs idoles ! C’était l’occasion rêvée d’exhorter les auditeurs à toujours s’interroger, à rester curieux. Que suis-je en train d’écouter, que suis en train de regarder ? Comprendre le propos des artistes demande effectivement des notions extramusicales importantes. Et c’est non seulement le présent qui entre en ligne de compte, mais c’est aussi et surtout le passé proche ou lointain.
Mais pourquoi, diable, un Nocturne de Chopin ? C’est ce qui allait me permettre d’entrer dans la musique classique. Chopin n’était-il pas, lui aussi, un homme qui souffrait de la guerre, de l’invasion de la Pologne par les russes ? Ne distillait-il pas, dans ses mélodies et ses accompagnement souples, toute la tristesse, toute la mélancolie encore perceptible aujourd’hui ? Le piano de Chopin est bien le mode d’expression de sa pensée, exactement comme le groupe de rock. Mais Chopin vivait il y a deux siècles et les choses n’étaient pas si différentes d’aujourd’hui. Si les compositeurs de United States or Eurasia ont décidé de terminer leur moceau consacré à la guerre par du Chopin troublé par des bruits de guerre, ce n’est pas parce que c’est joli, c’est pour ce que cela évoque. Et à propos d’évocation, Chopin est aussi au centre du film « Le Pianiste » qui raconte la douloureuse histoire du Ghetto de Varsovie. Rien de cela n’est un hasard. C’est juste que l’homme d’aujourd’hui trouve dans les références a
u passé un dénominateur commun avec lui-même. Décidément, nous sommes bien le fruit du passé.
Alors, de là à investiguer plus loin, à aller rechercher dans notre passé musical les leçons, les mises en garde, les visions de la vie, de la mort, de l’amour, c’est à portée de main, d’oreille plus exactement. Pour briser les dernières réticences, il me fallait affirmer que, contrairement aux idées reçues, la musique est un patrimoine collectif, qu’elle n’est jamais réservée à des connaisseurs, qu’elle s’adresse à tous. La meilleure preuve en est que Chopin touche tous ceux qui veulent bien l’écouter avec cette tolérance.
La musique du passé, du présent et, sans doute, du futur dépasse, et de loin, les simples divertissements (même si à beaucoup d’égards elle l’est aussi, bien sûr). Elle touche le fond de notre âme, les valeurs fondamentales de l’être. Elle permet une communication entre les hommes, mais s’adresse aussi à l’individu dans ce qu’il a de plus secret. C’est bien là toute la richesse que des philosophes de nombreux commentateurs ont relevée. Si nous voulons, un tant soit peu comprendre notre présent pour préparer l’avenir, nous ne pouvons jamais faire abstraction de l’expérience du passé. Si aujourd’hui, on tenait compte des ressentis de nos ancêtres, nous ne serions peut-être pas dans la situation actuelle. Oui l’art est essentiel à nos sociétés, oui, l’art est le patrimoine de tous, sachons nous en servir. Non, il n’y a pas d’avenir sans passé.
C’est ainsi que se terminait mon intervention d’une heure hier matin. Un temps était alors laissé aux questions-réponses. Après la timidité de mise (pas seulement chez les jeunes d’ailleurs !) après un exposé, certaines langues se sont déliées. A travers les questions, tantôt naïves, tantôt plus complexes, j’ai cru sentir que l’apport essentiel de mon intervention résidait dans la prise de conscience de certains d’appartenir à un contexte. J’ai parfois eu l’impression que cet aspect des choses leur avait totalement échappé et que la réflexion sur le passé n’avait jamais été perçue comme un élément existentiel. C’est comme s’ils vivaient en une génération spontanée qui ne doit rien à personne et qui existe sans perspective du lendemain. C’est comme si soudain, ils comprenaient que l’homme n’est pas le seul résultat de son action, que l’héritage du passé peut être une vraie leçon de vie. Je crois qu’il leur faudra parcourir encore beaucoup de chemin, celui de la vie, pour en prendre toute la mesure, mais je reste persuadé que ces deux heures passées à l’école en valaient la chandelle, ne fût-ce que pour me rendre compte de cet état de fait et, peut-être, pour avoir déclenché quelque chose chez l’un ou l’autre auditeur. J’attends avec impatience les impressions recueillies par les professeurs.