Le Roi s’amuse

 

« Qui connaît Le Roi s’amuse ? Eclipsée par le mémorable Rigoletto de Verdi, son histoire est d’abord celle d’un oubli. L’interdiction par la censure au lendemain de sa seule et unique représentation, le 22 novembre 1832, puis, en 1873, « au nom de l’état de siège », l’indifférence enfin avec laquelle sa reprise a été accueillie en 1882 ont conduit au retrait de la pièce, dès 1912, du répertoire de la Comédie-Française. Le Roi s’amuse de Victor Hugo, qui avait pourtant connu l’une des entrées les plus tapageuses de la scène française, s’est endormi près de quatre-vingt ans au fond des tiroirs du théâtre parisien. El la mise en scène de Jean-Luc Boutté, en 1991, certes saluée par la presse, n’est guère parvenue à corriger la désaffection du public à l’égard de la pièce ni à atténuer l’hostilité de la critique. Bien au contraire, on attendait réparation, on découvre avec consternation le « degré zéro d’Hugo ». La critique unanime est sans appel. Le Figaro voit là « un mélo, un tout petit mélo … écrit, voire bâclé, en vingt jours par le grand écrivain », Télérama parle d’une œuvre « caduque », d’où le génie est « absent ». L’événement littéraire qu’on était en droit d’espérer depuis plus d’un siècle n’avait pas eu lieu. 

Du moins pas encore. Car l’histoire du Roi s’amuse n’en est sans doute qu’à ses débuts. Une poignée de mises en scène depuis sa création, c’est peu, trop peu pour juger de son succès ou de son infortune. Que se serait-il passé si Jean Vilar qui voyait en Victor Hugo le père véritable du Théâtre National Populaire, avait fait découvrir Le Roi s’amuse, comme il avait, avec Maria Casarès, dépoussiéré Marie Tudor ? Que serait-il advenu si Antoine Vitez avait eu le temps de monter, comme il s’apprêtait à le faire deux ans avant sa mort, cette « œuvre vraiment merveilleuse qui a un équilibre, une beauté très rare » ? Les Burgraves, Hernani, Lucrèce Borgia ont eu cette chance. Le Roi s’amuse, non. » Clélia ANFRAY, Préface à l’édition Folio Théâtre de Le Roi s’amuse de Victor Hugo, 2009. 

Il ne fait aucun doute qu’en choisissant le grand roi de France, François Ier, pour en montrer la perversion et l’obsession sexuelle, violeur même, Victor Hugo, croyant se détacher du présent en appliquant son intrigue au passé lointain de la Renaissance, bouleversa les sensibilités, attachées, malgré la Révolution française, aux grandes figures historiques. Le roi héros était, dans la pièce complètement lesté de ses grandes épopées guerrières et politiques et relégué à un vulgaire Don Juan, enfant capricieux, avide de conquêtes au risque d’enfreindre les lois morales de la société. François Ier est donc pathétique dans Le Roi s’amuse et ne discerne plus la raison d’Etat de son propre plaisir. En était-il ainsi ? Peu importe en réalité, puisque le personnage principal de la tragédie n’est pas le roi, mais son fou. Le Roi, c’est le contexte, c’est le cadre d’un portrait psychologique intense et profondément romantique. La Cour, c’est le cadre où évoluent les personnages. Mesquins, envieux, obséquieux, vengeurs et inhumains, les courtisans, puisqu’il faut bien ainsi les nommer, représentent le monde surfait dans lequel évolue cet étrange bonhomme qu’est Triboulet.


 

Hugo Roi s amuse


 

Fou du roi, donc, bouffon de la Cour. Il est celui qui peut tout dire, tout penser. Celui que son rôle assigne à l’impertinence, la cruauté verbale et active. Le fou du roi est un personnage odieux qui n’a de cesse d’insulter les courtisans, de leur retourner leur image. Il n’hésite pas à les violenter, à les déshonorer publiquement, à rire et à fustiger leurs comportements. Il le peut, lui qui est difforme. Imagine t-on bouffon sans bosse ? Laid et repoussant, Triboulet est l’incarnation du méchant. Il est donc détesté, sauf par le roi (et encore) qui lui trouve l’utilité du support moral à ses frasques et déviations. Mais triboulet est-il heureux ainsi ? Ce serait sans compter sur l’image de l’homme et son double si chère aux romantiques :

« Ah ! La nature et les hommes m’ont fait

Bien méchant, bien cruel et bien lâche en effet !

Ô rage ! Être bouffon ! Ô rage ! Être difforme !

Toujours cette pensée ! Et qu’on veille ou qu’on dorme,

Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour,

Retomber sur ceci : Je suis bouffon de cour ! »

 

Cette tirade témoigne bien du malaise qui anime l’homme. Car en privé, i
l n’est plus le même. Son secret, c’est Blanche, sa fille encore vierge. Mélancolique en privé, il en est le père exclusif et jaloux. Son monde, son ballon d’oxygène, c’est cette pure jeune fille qu’on imagine adolescente. Elle n’existe, aux yeux du bouffon qu’en dehors de la vie de la cour. Recluse chez elle, sous la garde d’une gouvernante, elle ne connaît pas la vie et existe à travers les images romantiques d’un amour pur. Son père, c’est tout pour elle. Mais dans ce rapport curieux entre le père et la fille, se jouent les deux mondes distincts. Celui du jour où Triboulet vit à la cour et exerce son métier tant haï. Celui de la nuit, ensuite, plus secret par essence où il retrouve sa fille et où il laisse cours à sa véritable nature. Cette double vie est le nœud de la tragédie.
 

Car les courtisans ont bien vite remarqué que ce détestable bonhomme vit autrement le jour que la nuit. Ils imaginent une belle, une maîtresse à Triboulet et cela les fait bien rire. Ils envisagent même de livrer la jeune fille au Roi qui n’en fera qu’une bouchée. L’enlèvement est décidé. Ils offrent à François Ier le plus beau des présents. Cette vierge romantique et naïve, l s’empresse de la violer. Triboulet a tout perdu en une soirée. Le malheur le plus total s’abat sur lui. Lui qui n’existait qu’à travers ses visites nocturnes à sa tendre fille, seul refuge vers une affection humaine, rêve de vengeance et fait appel aux services d’un tueur à gages pour assassiner le roi. 

Ce dernier tombe dans le panneau d’une nouvelle séduction organisée par le tueur sous les ordres de Triboulet. Il attire le roi chez lui où sa jolie sœur se charge de l’occuper avant de le poignarder et de le livrer dans un sac au bouffon vengeur. La nuit est noire et l’orage gronde. Orage qui transmet à la scène tout le tourment de Triboulet, un procédé bien romantique aussi ! Celui-ci attend avec impatience la remise du cadavre du roi pour le jeter dans le fleuve.

La sœur du meurtrier tombe sous le charme du roi et parvient à convaincre son frère de l’épargner et de tuer la première personne qui frappera à la porte. Blanche, la jeune fille violée, la fille du bouffon, aime le roi malgré tout et ne veut pas sa mort. Déguisée en homme, elle frappe à la porte de l’assassin et est tuée sur le champ. Le sac est remis à triboulet qui se dirige en jubilant et en insultant la dépouille vers le fleuve. Au moment de jeter le sac dans l’eau, il entend au loin le roi qui sort de chez sa maîtresse en chantant. Il découvre avec la plus grande stupeur le cadavre de sa fille dans le sac. Un dernier échange entre père et fille peut se faire avant qu’elle ne quitte ce monde. Triboulet n’a plus qu’à se morfondre sur sa malédiction et pleurer sa fille disparue par sa faute :

 

TRIBOULET

Lorsqu’elle était enfant, je la tenais ainsi.

Elle dormait sur moi, tout comme la voici !

Quand elle s’éveillait, si vous saviez quel ange !

Je ne lui semblais pas quelque chose d’étrange,

Elle me souriait avec ses yeux divins,

Et moi, je lui baisais ses deux petites mains !

Pauvre agneau ! Morte ! Oh ! Non ! Elle dort et se repose !

LE CHIRURGIEN, examinant Blanche

Elle est morte.

 

Triboulet se lève debout d’un mouvement convulsif. Le médecin poursuit froidement.

 

Elle a dans le flanc gauche une plaie assez forte.

Le sang a dû causer la mort en l’étouffant.

 

TRIBOULET

J’ai tué mon enfant ! J’ai tué mon enfant !

 

Il tombe sur le pavé

 

Fin de la pièce.


 

 Ruffo_as_Rigoletto

Ruffo dans le rôle de Rigoletto

Ce qui frappe, bien au-delà de la dépravation monarchique, qui n’est manifestement pas le sujet de la pièce, n’en déplaise à la censure, c’est la c
ourse mortifère d’un homme damné. Un homme tourmenté jusqu’au bout par sa condition humaine, par une pression sociale et politique insupportable. Un homme au bord de l’éclatement. S’y télescopent de manière violente la charge des fonctions officielles et la vie privée. Mais au-delà de cela, ce sont les rapports d’un père avec sa fille qui séduiront Verdi, ce sont les possibilités d’expression psychologiques immenses que procurent Blanche et son père qui permettront l’argument pour un opéra. Car Verdi aura, lui aussi, à détourner la censure dans la composition de son œuvre. Il recentrera son propos sur un hypothétique Duc de Mantoue se substituant à François Ier, il changera les noms, Triboulet deviendra Rigoletto et Blanche sera Gilda. Le travail de Verdi et son librettiste, Piave, s’efforcera de gommer la critique politique sous-jacente, malgré son aspect secondaire, chez Hugo. Et ce sera la recette du succès. Une introspection profonde des personnages et une musique magnifiquement ficelée feront le reste. Rigoletto s’impose comme l’un des incontournables de l’opéra alors que Le Roi s’amuse restera dans les tiroirs de la Comédie-Française. Destin curieux et divergents pour deux chefs d’œuvres incontournables de l’histoire des arts !