Lyrisme pictural

 

Je vous ai déjà dit mon plaisir de feuilleter, de temps en temps, des ouvrages sur la peinture et sur les arts. Je vous ai aussi confié la technique que j’adoptais dans ces circonstances. On n’a pas toujours le temps ni l’envie de lire des notices biographiques et esthétiques. Alors, j’ouvre un livre au hasard et je me laisse divaguer ou rêver face à l’image proposée par l’artiste. Forcément, se télescopent de nombreuses idées qu’il n’est pas toujours utile de canaliser. Mais parfois, tout ce qu’on a appris à sentir au fil des ans de réflexions, toutes les émotions ressurgissent avec une vivacité incroyable. C’est ce qui s’est passé hier en m’arrêtant quelques minutes sur cette superbe huile sur toile du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich (1774-1840) nommée les Âges de la vie (1834). Voici quelques idées en vrac qu’a suscité en moi ce chef d’œuvre.


 

Friedrich, Les Ages de la vie 2
 


 

Ma première impression est celle d’un déjà vu. En effet, il existe une parenté évidente entre les œuvres de Friedrich. Comme tout grand artiste, il est reconnaissable par son style. Un attrait irrésistible pour la nature dans ce qu’elle a de grandiose et de mélancolique à la fois, image d’Épinal du romantisme se complète, bien souvent d’une lumière toute particulière, de personnages vus de dos. La grandeur de cette nature est incontournable, qu’elle soit le lieu sauvage et déserté de l’homme, le lieu des ruines, traces d’une humanité disparue (on connaît aussi le goût des romantiques pour les ruines) ou encore le lieu et la paraphrase de l’existence dans le rapport entre l’homme et la nature.

 

Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici. Le titre éloquent nous le dit bien : Les Âges de la vie. Cette question existentielle première, de la place de l’homme au sein de la nature reste d’une brûlante actualité. Discourir picturalement sur le sujet draine la notion de lyrisme en tant que secrète aspiration de l’âme qui cherche à retrouver la plénitude de son existence dans l’ouverture au monde. C’est bien en ce sens que les nombreux personnages vus de dos chez le peintre allemand contemplent des paysages grandioses et en perçoivent la « révélation » (voir aussi Le Voyageur au dessus d’une mer de nuages, ci-dessous).


 

C. Homme au dessus des nuage, C. D. Friedrich 2


 

Mais dans la peinture qui m’occupe aujourd’hui, il ne s’agit pas de la montagne, mais de la mer. Peu importe d’ailleurs de quelle mer ou de quel océan il s’agit. Certains historiens de l’art ont voulu situer la scène près du port de Greifswald où le peintre était né. Mais bien souvent, le lieu est imaginaire et est issu de l’interpénétration des paysages vus et enregistrés lors de ses nombreux voyages de jeunesse. Le paradoxe de l’œuvre résulte, mais c’est bien dans l’optique décrite ci-dessus, de l’introspection que génère la toile qui, pourtant, montre un paysage extérieur.

 

Les Âges de la vie utilisent donc l’image de la mer et des navires comme métaphore de l’existence. L’eau comme image suprême du temps et les bateaux plus ou moins éloignés du rivage symbolisent la vie plus ou moins avancée. Répondent à ces symboles les personnages réels disposés sur la côte. L’horizon, au soleil couchant nous ramène à la mort et à sa « nouvelle naissance » au-delà du visible. Lorsque le navire aura franchi l’horizon, il aura disparu à nos yeux, mais poursuivra sa route, son voyage.

 

Mais écoutons ces quelques vers de Lamartine tirés du poème Le Lac dans les Méditations poétiques de 1820

 

Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle, emportés sans retour,

Ne pourrons-nous jamais, sur l’océan des âges

Jeter l’ancre un seul jour ?


 

Friedrich, Les Ages de la vie 2a
 


 

D’un point de vue strictement pictural, l’œuvre est merveilleusement organisée sur ce qu’on nomme en langage technique une symétrie inversée. Le triangle de terre sur lequel se trouvent les personnages s’oppose à l’océan, dominé par le ciel où s’élancent les bateaux dont l’éloignement progressif permet une perspective efficace et une suggestion du temps, de la vie. Les deux premiers bateaux, de petites dimensions ne sont pas encore partis réellement. Leur position en témoigne. Pourtant leurs voiles sont déjà prêtes à recevoir le vent du large. Ils correspondent manifestement aux deux jeunes enfants qui jouent avec insouciance sur le bord de mer, en testant la force du vent en brandissant un drapeau. Le vaisseau qui divise la toile en deux parties, celui du centre débute son voyage. Il correspond à la jeune femme assise près des enfants. Ses courbes suggérées en font une séduisante jeune fille qui, prête à se dresser, à se lever, dans son attitude avenante face aux enfants, permet l’image de l’attirance de la maternité. Son bateau a déployé ses deux grandes voiles supérieures, mais pas encore celle du bas. Il est en plein déploiement ce qui laisse supposer une vie de femme (de mère, à l’époque !) encore à venir. Un seul personnage est tourné vers nous. Il ne regarde pas du tout la mer et laisse supposer des préoccupations matérielles et sociales prévalant sur les données spirituelles. En habit de ville, un haut de forme sur la tête, il représente l’homme d’action, celui qui s’investit dans la vie, l’âge de l’énergie. Tout dans son attitude en témoigne. Son navire est donc le quatrième en partant de la gauche. Il a bien entamé le voyage et s’éloigne irrémédiablement des la côte. S’en rend-t-il compte ? Reste alors le vieillard vu de dos, habillé d’un grand manteau, s’aidant d’une canne pour se déplacer. Il contemple la scène comme le Voyageur au dessus d’une mer de nuages. Il y perçoit manifestement toute la dimension cosmique et spirituelle. Son navire est bien éloigné et devient de plus en plus flou. Toutes ses voiles sont déployées et il disparaîtra bientôt. Le personnage le plus proche, physiquement, de nous correspond donc au navire le plus lointain. C’est cela la symétrie inversée, comme si la mer et ses bateaux étaient le reflet ou la métaphore de la vie vue par un miroir.


 

Friedrich, Les Ages de la vie 2 détail
 


 

Les personnages sont identifiés avec une quasi certitude. Le vieillard est le peintre lui-même qui a soixante ans au moment où il peint sa toile, l’homme actif est son neveu et les trois jeunes sont ses trois enfants, Gustav Adolph, Agnès et Emma. Ils constituent donc, au sein d’une même famille, les différents âges de l’homme. Mais il y a plus encore.

 

L’horizontalité de l’horizon est compensée par la verticalité des navires. Surtout de celui du centre. Son mât est une passerelle de la terre vers le ciel. Il est, lui aussi, compensé par sa barre horizontale qui forme avec lui une croix, symbole de la pensée religieuse du peintre qui était très croyant. Ainsi, le voyage se fait sous les auspices et la protection de Dieu, rendant la scène moins tragique. Pourtant, pas d’imagerie naïve dans ce cas. Pas de promesse de rédemption, pas de paradis terrestre en vue, seulement la question essentielle de l’homme face à son destin, face à son devenir, face au temps. Dans son imaginaire archétypal et bien avant la découverte des Amériques par C. Colomb, l’horizon délimitait la frontière de la terre. En s’y rendant, on se dirigeait vers l’au-delà. Notre horizon d’être humain du XXIème siècle a eu beau démontrer scientifiquement que tout ne s’arrêtait pas au-delà de notre perception, la métaphore reste très forte et d’une rhétorique très efficace. Le peintre, en se représentant de dos, a voulu montrer sa conscience du départ imminent, sa crainte aussi sans doute. Il est le moins proche de l’eau comme si la terre ferme était difficile à quitter.

 

Et comme l’homme romantique, comme nous-mêmes d’ailleurs, a bien conscience que partir, c’est renoncer, c’est abandonner tout ce que nous avons cherché à construire, tout ce que nous sommes, il faut une bonne dose de spiritualité pour accepter son destin et trouver la paix de l’âme. Oui, l’être humain est faible. Il s’attache au matériel, à la vie si chère. Quand il faut accepter de la quitter, il est toujours trop tôt. Cela fait prendre au moins prendre conscience du caractère précieux de l’existence et de la rapidité avec laquelle elle se passe. N’est-ce pas là, exprimer avec un lyrisme exceptionnel, l’un des propos essentiels de l’homme, de l’artiste quel qu’il soit, nous faire partager cette ambiguïté qui est la nôtre ?