Le temps aboli!

« … Toute cette musique était condamnée à rester au fond d’un tiroir. Il était complètement illusoire, dans la Hongrie communiste, d’espérer la voir jouer en concert. En fait, il est tout à fait impossible pour quelqu’un ayant toujours vécu à l’ouest d’imaginer ce qu’était réellement la situation, au quotidien, dans les pays du bloc soviétique : art et culture étaient règlementés de la manière la plus stricte, contraints de se plier à des concepts abstraits tout à fait comparables aux dogmes du national-socialisme. L’art devait à tout prix être « sain », « édifiant », et issu du peuple, c’est-à-dire conforme aux directives du parti ».


Ligeti 
 


Cette déclaration du compositeur hongrois György Ligeti (1923-2006) nous montre que le travail des artistes ne fut pas simple pendant la période dure du communisme dans les pays de l’est. On se souvient forcément des témoignages émouvants de Dmitri Schostakovitch et du pessimisme de sa musique réprimé par le régime. 

Difficile, dans ces conditions, de poursuivre son idéal esthétique et de mener à bien une réflexion créatrice sur les possibilités du total chromatique et des micropolyphonies ! Ce sont ces contraintes qui amenèrent le couple Ligeti à quitter la Hongrie clandestinement et à pied pour l’Autriche le 10 décembre 1956. Vienne d’abord, Cologne ensuite furent les lieux d’apprentissage de la musique électronique et de l’approfondissement d’un langage unique en son genre. Recevant les conseils de Stockhausen qui travaillait à l’époque sur Gruppen, Ligeti composa alors des œuvres très denses qui firent scandale (Apparitions, 1958). S’éloignant petit à petit du total chromatique pour mener un travail sur le temps musical et l’orchestre classique fait de musiciens en chair et en os, le compositeur s’embarqua dans une aventure philosophique remarquable.

Ligeti Lux Aeterna

 



 

Dans les années soixante, de superbes pièces virent le jour. Immobiles et statiques, elles sont une exploration de l’espace musical et supposent une suspension du temps. Lux Aeterna (1966) pour chœur mixte a capella et Lontano (1967) pour orchestre en sont les plus grandioses témoignages. On pourrait résumer leur quintessence par la célèbre réplique de Gürnemanz à Parsifal au premier acte du célèbre opéra de Wagner : « Ici, mon fils, le temps devient espace ». 

Dans l’immobilité apparente des notes tenues, la profondeur des champs se fait sentir et chaque micro événement semble nous montrer un éloignement par rapport aux traditionnelles notions de temps. La dimension horizontale traditionnelle de la musique semble s’effacer au profit d’une vision quasi verticale du temps comme si tout était perceptible en une seule vision éternelle. On doute que dans cette musique, il existe encore un passé et un futur. Cela ne semble se présenter que comme un présent continu rassemblant en son sein l’essence même d’un espace fractal.


 

Image Fractale


 

Proches des expériences existentielles de la méditation, cette musique nous procure une sensation de plénitude extr
aordinaire. Les dissonances qui sont créées par les microstructures polyphoniques (mini canons, souvent simples d’apparence), nous transportent véritablement dans un espace proche du vide, mais peuplé tout de même des vibrations essentielles de la vie.
 


 


 

 

Les deux titres traduisent bien le caractère des pièces. Lux Aeterna est en quête de cette lumière éternelle. Ce qui est éternel échappe au temps puisqu’il n’a pas commencé et ne finira pas. C’est la dislocation pure et simple du temps. Quant à Lontano, il évoque l’espace lointain dégagé des contraintes du temps. Deux œuvres à découvrir et à méditer !


Ligeti Lontano

 


2 commentaires sur “Le temps aboli!

  1. Ligeti restera l’un des plus grands génies du XXe siècle. Son oeuvre, comme peu, arrive à soulever l’enthousiasme de ses pièces pour piano à son Grand Macabre. Je reste tout de même un fan du Requiem. J’ai pu entendre cette oeuvre à trois reprises en concert, à chaque fois la partition soulève d’enthousiasme le public ! Immense !

Les commentaires sont fermés.