Requiem pour Manon

 

 

Alban Berg (1885-1935) est sans doute le plus aimé des trois compositeurs rassemblés sur le label de « Deuxième école de Vienne ». Disciple d’Arnold Schoenberg qui, dès 1904, lui enseignera toutes les facettes de l’art musical, il forme, avec Anton Webern, le trio d’hommes associés à la musique atonale, dodécaphonique et sérielle.


 

Portrait de Berg peint par Schoenberg


 

C’est aux alentours de 1909 que Berg affirme sa personnalité en abandonnant les principes traditionnels de la tonalité avec son troisième quatuor à cordes. Il entre alors dans une période atonale qui donnera naissance aux superbes « Trois pièces pour orchestre op.6 ». La fameuse « Suite lyrique » pour quatuor à cordes constituera alors une charnière vers le dodécaphonisme qui verra sa production augmenter des chefs d’œuvre incontournables que sont l’opéra Lulu et le concerto pour violon. La technique de construction architecturale est parfaite, l’application des principes générés par Schoenberg constantes, mais jamais, chez Berg, la musique ne devient cérébrale. Elle garde toujours un côté lyrique qui lui confère un aspect profondément humain, jamais démenti, même dans les œuvres les plus radicales. 

De santé précaire, il meurt prématurément la nuit de Noël de 1935 d’une infection qui se généralise et devient septicémie. C’est de sa dernière année que date le fameux concerto pour violon et orchestre « A la mémoire d’un ange ».


 

Masque mortuaire de A Berg pris par A Mahler


 

L’œuvre avait été commandée par le violoniste Louis Krasner qui désirait expérimenter le langage dodécaphonique et ses implications sur le violon. Berg avait longtemps hésité à s’exécuter, mais le décès de Manon Gropius, fille en seconde noces d’Alma Mahler et l’architecte Walter Gropius, le décida à mener à bien cette œuvre qui devait devenir l’un des piliers du répertoire des violonistes. La jeune fille, âgée de dix huit ans, et proche du compositeur, venait de s’éteindre des suites de la poliomyélite. Berg et son entourage avaient, de longue date, été sensibles à sa personnalité à la fois riante et grave. Manon sera l’ange de ce concerto.


 

Manon Gropius


 

Pourtant, si l’œuvre semble développer un requiem pour la jeune fille, l’histoire lui attribuera aussi une fonction tout autre. La création se donna en Espagne en mars 1936 avec au violon le commanditaire et à la direction Hermann Scherchen qui remplaçait au pied levé Anton Webern, lui-même, incapable de travailler une œuvre aussi proche de son ami disparu trois mois plus tôt. Il lui semblait que Berg avait écrit aussi son propre requiem.


 


L’œuvre s’adresse à un orchestre important, digne des symphonies de Mahler et est construit en deux mouvements, eux-mêmes subdivisés en deux parties. Donnant ainsi l’impression soit d’un seul grand mouvement symphonique avec violon obligé soit d’une symphonie en quatre mouvements, l’œuvre semble reprendre le modèle très achevé de la neuvième de Mahler dont les deux pièces centrales sont entourées de deux adagios particulièrement expressifs. 

Tout le concerto est architecturé à partir d’une série dodécaphonique particulière et peu orthodoxe puisqu’elle procède par entassement de tierces majeures et mineures créant ainsi des accords parfaits, symboles de la musique tonale. Ce paradoxe apparent et typique de l’œuvre de Berg est encore renforcé par le fait que ces accords (sol mineur, ré majeur, la mineur et mi majeur) possèdent comme tonique les cordes à vide du violon. C’est bien cela que nous entendons dès le début et que nous rencontrerons sous diverses formes tout au long du concerto.


 

Berg, Série du concerto
 


 

Et pour cause…ces sons primordiaux, qui semblent évoquer le violoniste qui vérifie l’accord de son instrument, sont comme « hors musique ». Ils veulent sans doute symboliser la pureté primordiale du son avant le début du temps et, par analogie, celle de Manon Gropius dont tout le premier mouvement sera le portrait. D’abord psychologique dans ce mélange de sérénité et de gravité de la partie lente, ensuite physique, dans l’aspect quelque peu dansant et sautillant de l’allegro. Ce dernier trahit bien le côté viennois et se rappelle des orchestres de « Musikanten » (musiciens de rue) que Mahler mettait souvent en musique. Pourtant, l’entrée des cuivres semblent annoncer un combat et le violon se voit poussé aux limites de sa tessiture. Des accords douloureux du soliste semblent nous indiquer que l’être, s’il veut se déployer doit d’abord se déchirer. Trois légers coups de triangle annoncent, comme le xylophone dans Lulu, le leitmotiv du destin. Comme pour souligner encore le côté innocent et ingénu de la jeune fille, les cors entament de manière imperceptible (comme l’indique la partition) une mélodie populaire originaire de Carinthie. 


 

 


 

Chant populaire de Carinthie


 

La trompette se joint aux cors en insistant sur les racines profondément humaines de la musique populaire et du parallèle psychologique à réaliser avec Manon et, au-delà, tout être humain. La fin du mouvement est encore imprégnée de Lulu et on croit assister, dans l’hésitation du violon à se poser sur une résolution des tensions dans un environnement pourtant tonal, une errance sans dénouement (Der Wanderer, l’aurait nommé Schubert). 

Le second mouvement s’ouvre par un allegro violent animé par un motif rythmique destructeur qui envahira toute la séquence initiale. Proche dans l’esprit de « motto » de la sixième symphonie de Mahler, ce rythme orchestral redéfinit les rôles. Le soliste est engagé dans une lutte pour la survie tandis que l’orchestre est devenu meurtrier. Le geste de destruction représente la mort, tandis que les spasmes ou convulsions entrecoupés de cris douloureux du violon semblent, selon certains psychologues, se rapprocher des douleurs de l’accouchement. Pour Berg, comme pour Schumann d’ailleurs, tout est transitoire, mourir pour naître et vice versa et la maxime chère à ce dernier : « Ma fin est mon commencement » s’applique à merveille à ce terrible passage. Sorte d’étrange rémission, la partie centrale suspend le temps en une contemplation mystérieuse avant que l’orchestre ne se déchaîne une ultime fois dans le geste définitivement assassin. Terrifiant !



 

 

Face à ce terrible balancier de la mort, début un adagio construit sur le choral de la Cantate BWV 60 de Jean-Sébastien Bach : « Es ist genug ». 

 

« C’en est assez Seigneur, quand il te plaira,

Délivre-moi de mes liens. Mon Jesus vient :

Adieu ô monde ! je m’en vais vers la demeure céleste.

Je pars dans la certitude et dans la paix,

Laissant derrière moi ma grande misère.

C’en est assez. » 

Le violon entonne les premiers vers. Solitaire, comme en prière, il veut chanter l’adieu. Le choral fait alors son apparition aux clarinettes dans l’harmonisation de Bach. Fonction brucknérienne ? Sans doute pas car il ne s’étendra jamais à tout l’orchestre. C’est plutôt l’usage de Mahler qui s’impose ici ; le choral comme prémonition ou plutôt chez Berg comme souvenir (en insistant dans la partition sur le fait que l’harmonisation est de Bach, il ne le relie pas au présent, mais au passé, donc au souvenir).


Bach choral BWV 60


 

 

La traditionnelle rédemption après la douleur et la mort ne joue aucun rôle ici. Simple apaisement extérieur aux propos suivants du soliste (Manon), il est une simple intercession. La rédemption il faut la conquérir soi-même. Les convictions religieuses de Berg sont trop floues pour en tirer quelque enseignement. Toujours est-il que le soliste, au prix d’une irrépressible volonté, parvient au haut de l’échelle mystique dans un non temps enfin apaisé…ailleurs…pas tout à fait. Les dernières mesures, en hésitant à atteindre la dernière note, en proposant des « objets » musicaux hétéroclites et en distillant, encore une fois, le motif des cordes à vides du début semblent encore nous dire que la fin et le commencement sont identiques, …art suprême de la transition qui, dans un geste d’effacement tout mahlérien laisse une ultime ambiguïté sur l’issue des choses… !