Et tant qu’on est chez les russes et en préparation aux représentations de Boris Godounov par l’Opéra Royal de Wallonie et à la conférence que je donnerai le mercredi 19 mai au Petit Théâtre de Liège, voici quelques billets touchant à un genre que je n’ai jamais abordé dans le cadre de ce blog, l’opéra russe.
Et tout d’abord, un peu d’histoire ! Les réactions nationalistes à l’hégémonie allemande et surtout italienne ont donné naissance, surtout en Bohème et en Russie, à un opéra national particulièrement riche car il est enraciné dans la culture autochtone, non seulement par la langue utilisée, mais aussi par le choix des sujets et par un style musical fondé sur la musique populaire.
Depuis la fin du XVIIIème siècle, des essais d’opéras en langue russe ont été présentés à Saint-Pétersbourg, pourtant une place forte de l’opéra italien, et à Moscou. Pourtant, on ne peut pas dire que le succès avait été au rendez-vous. Les compositeurs, aujourd’hui oubliés (M. Matinsky (1750-1820), A. Vertovsky (1799-1863), …), n’avaient, en regard des grandes œuvres italiennes du bel canto, composé que des œuvres assez médiocres et de facture italienne malgré quelques emprunts au folklore. Pourtant, si l’opéra italien continuait de triompher, l’idée d’un opéra national était désormais dans l’air. Il fallait simplement attendre le compositeur qui pourrait le révéler.
Mikhaïl Glinka
C’est un autodidacte, Mikhaïl Glinka (1804-1857), qui réalisera complètement cette tâche. Son œuvre, Une Vie pour le tsar (1836) et plus encore Rousslan et Ludmilla (1842), supérieur au premier, sont les véritables premiers opéras russes. Ses plus célèbres successeurs ne se manifesteront que dans la seconde moitié du XIXème siècle : Alexandre Dargomyjski (1813-1869) avec le Convive de pierre, Modest Moussorgski avec Boris Godounov, Alexandre Borodine et le Prince Igor, Tchaïkovski avec Eugène Onegin ou la Dame de Pique ainsi que Rimski-Korsakov avec le Coq d’or, la Jeune fille de Pskov, …
Chaliapine dans le rôle de Boris Godounov
Boris Godounov (1874, nous reviendrons sur cette date plus tard), le chef-d’œuvre de Moussorgski et le Prince Igor (1890), celui de Borodine, dominent la production de cette école russe. Ce sont deux œuvres très dissemblables. Intellectuel cultivé, formé aux disciplines scientifiques (il était médecin et surtout chimiste), Borodine a travaillé presque toute sa vie à la composition de sa grande épopée musicale, écrivant, tableau par tableau, le texte et la musique sans avoir pu terminer : après sa mort, Rimski-Korsakov et Glazounov mettront au point une partition définitive. Le Prince Igor est une œuvre conventionnelle par la forme, avec sa traditionnelle succession d’airs, de récitatifs, de chœurs. Pourtant, l’œuvre fascine par son caractère épique, par le mouvement scénique intense, par l’éclat de l’orchestre et des chœurs (les fameuses danses polovstiennes, par exemple) et par les contrastes prodigieux.
A. Borodine, peint par Repin (1888)
Bien que Borodine se soit toujours considéré comme un amateur (à l’instar de plusieurs compositeurs du groupe de Cinq, à savoir C. Cui, M. Balakirev, N. Rimski-Korsakov, A. Borodine et M. Moussorgski), son œuvre est admirablement structurée et ne manque pas de frapper les auditeurs. Des pages comme celles de l’acte polovstien ou les nombreux autres brillants tableaux font éclater le cadre traditionnel de l&rsquo
;opéra et c’est de ce modèle que se souviendront le Prokofiev de la cantate Alexandre Nevski ou Chostakovitch dans les passages les moins tragiques de Lady Macbeth.
Quant à Moussorgski, il est de la famille spirituelle de Dostoïevski. Il possède des affinités avec les Karamazov. Le succès populaire constant de Boris Godounov, un des sommets de toute la littérature opératique mondiale, est sa revanche posthume sur ses détracteurs, très nombreux encore. On lui reproche son ignorance des règles de l’opéra, son manque d’expérience dans les disciplines littéraires, son incapacité à développer des thèmes et ses difficultés à orchestrer les parties instrumentales. On se souvient que Maurice Ravel a réalisé, bien après la mort du compositeur russe, la plus belle orchestration des Tableaux d’une exposition demeurée seulement une pièce de bravoure pour le piano. Comment ignorer que l’orchestration de Boris que nous écoutons avec ravissement aujourd’hui est due à Rimski-Korsakov qui désirait améliorer la portée orchestrale de l’œuvre de son ami ? Car l’écriture de Moussorgski a souvent choqué les auditeurs traditionnels de l’opéra par sa rudesse, son pessimisme et ses sonorités graves. Mais tout cela était voulu. C’est une forme de réalisme à la manière de Dostoïevski, une amertume proche de celle de Gogol et des positions artistiques d’avant-garde qui créent l’expression sauvagement géniale de Boris Godounov et de bien d’autres œuvres comme, par exemple, la Nuit sur le Mont Chauve et les Chants et Danses de la Mort.
M. Moussorgski, peint par Repin
Et à y regarder de près, les superbes bien que trop peu connus opéras de Rimski-Korsakov seront plus polis, moins sauvages que le vrai Boris. C’est sans doute aussi que le livret, réalisé par le compositeur lui-même, d’après la pièce de Pouchkine, reste également fidèle aux faits historiques tels que les historiens les ont fixés. Ces données réelles donnent au drame une portée ahurissante qui rend inutile la déformation ou le roman. Il s’éloigne donc de Pouchkine, pourtant sa source principale, par un angle de vue différent. Moussorgski crée son drame comme un drame musical populaire qui ressemble à une chronique dont le narrateur serait mêlé à la foule. L’importance considérable du chœur (la foule, Turba, disaient les compositeurs d’oratorios) qui figure le peuple russe contribue à toucher l’auditeur dans son archétype national et à rendre l’œuvre grandiose. Le peuple est le vrai moteur de l’action. Il se manifeste dès le prologue, dans la somptueuse scène du couronnement de Boris et c’est encore lui qui par-delà l’œuvre entière a le dernier mot dans la scène de révolution qui n’existe pas chez Pouchkine. Mais cette scène est aussi l’une des plus grandes erreurs de la révision de Rimski elle doit se placer, normalement, après la mort de Boris, que les insurgés ignorent, et l’œuvre se termine par le monologue prophétique de l’Innocent (personnage remarquable inventé, lui aussi, par Moussorgski. Et bien Rimski intervertit les deux scènes pour créer une fin plus noble ! On peut, à juste titre, pour cette raison et bien d’autres sur lesquelles je reviendrai, préférer la version originale, plus vraie, plus rude, certes, et plus dramatique où la noblesse des personnages n’a d’égal que leur âme tourmentée.
N. Rimski-Korsakov
Sur le plan purement musical, Rimski-Korsakov a souvent enrichi la partition et a contribué, par ses révisions, à propulser l’œuvre sur les scènes du monde comme l’emblème de l’opéra russe. Si ses corrections naïves d’harmonies étranges et de rythmes inhabituels ont été réalisées en pensant sincèrement de le compositeur avait laissé de nombreuses fautes dans sa partition, il a cependant gommé ces aspérités qui témoignent d’un génie musical et dramatique exceptionnel, complètement libéré de tout formalisme. Mais en voulant combler une partie du gouffre qui sépare Boris de l’opéra traditionnel, Rimski a procédé à sa « meyeerberisation », selon le mot cruel d’Igor Stravinski.
La mort de Boris Godounov