« Aucune disposition de l’âme n’a occupé l’Occident aussi longtemps et continûment que la mélancolie. Le sujet reste au cœur des problèmes auxquels l’homme est aujourd’hui confronté et il touche de multiples domaines : la philosophie, la littérature et l’art, la médecine et la psychiatrie, la religion et la théologie.
La mélancolie, par tradition cause de souffrance et de folie, est aussi, depuis Aristote, le tempérament des hommes marqués par la grandeur : les héros et les génies. Sa désignation même de « maladie sacrée », implique cette dualité. Mystérieuse, la mélancolie l’est toujours, bien qu’elle soit surtout soumise de nos jours, sous le terme de « dépression », à une analyse médico-scientifique. L’attitude mélancolique ne peut-elle pas aussi s’entendre comme une mise à distance de la conscience face au « désenchantement du monde » (Starobinski) ?
Depuis certaines stèles antiques jusqu’à e nombreuses œuvres contemporaines en passant par les grands artistes comme Dürer, La Tour, Watteau, Goya, Friedrich, Delacroix, Rodin ou Picasso, l’iconographie de la mélancolie, d’une richesse remarquable, offre une nouvelle approche du malaise saturnien et montre comment cette humeur sacrée a façonné le génie européen ». Quatrième de couverture de : Jean Clair (sous la direction de), Mélancolie, génie et folie en Occident, catalogue de l’exposition, Paris, Gallimard, 2005.
De fait, depuis que j’examine avec attention les œuvres d’art, je me suis aperçu que l’art occidental était habité des diverses formes de la mélancolie qui troublent l’humeur humaine. Mais si la mélancolie est bien présente d’une telle manière chez nous, il est inévitable que l’art soit souvent une réflexion sur ce sujet, jetant alors une véritable dimension existentielle aux œuvres. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup de spectateurs et de musiciens peu engagés dans l’introspection des œuvres ne veulent par reconnaître cet aspect de l’art comme un élément primordial.
Ils restent persuadés que l’art ne sert à rien, qu’il est un simple divertissement et que les « lubies » des artistes ne sont que passagères et sans conséquences. Ces consommateurs d’art refusent donc d’interroger leur âme et fuient tout ce qui pourrait troubler leur quiétude. Or, chercher à comprendre l’art, c’est faire un travail sur soi-même, c’est aller chercher au fond de soi ce dénominateur commun entre nous et l’homme qui un jour a cherché à nous toucher en produisant son œuvre. Il faut bien reconnaître cette dimension tragique de l’homme, ses interrogations sur la direction mortifère de l’existence et toutes les questions qu’elle soulève.
Je suis loin d’être un homme pessimiste et obnubilé par la mort. Je ne suis pas de nature mélancolique (quoique … !) et je ne passe pas ma vie à pleurer sur le sort de l’homme. Pourtant cette dimension, entre génie et folie, me passionne depuis bien longtemps et cet ouvrage vient confirmer mes propos. L’art est, décidément, le vecteur des passions humaines. L’art est plus fort que le langage car il permet l’abstraction, le ressenti des émotions que les mots ne peuvent que trahir.
C’est le cas, entre mille autres, de cette huile sur toile qui m’était totalement inconnue Elégie romaine (Double portrait au cimetière protestant de Rome) datée de 1791, l’année de la mort de Mozart. On ne sait pas si on la doit à François ou à Jacques Sablet, deux frères peintres suisses ayant accomplis leur carrière en France et en Italie. Cet étrange tableau, qui témoigne de cette mélancolie typique de l’époque de Mozart, n’a pas encore livré tous ses secrets. La fascinante gémellité des deux personnages masculins du premier plan, dont les traits et les vêtements sont pourtant discrètement différenciés, a encouragé certains historiens de l’art à voir dans cette œuvre la manifestation hofmannienne de l’homme et son double que pouvaient imaginer les deux frères Sablet. Autoportraits ? Nul ne le sait ! Toujours est-il que ces étranges hommes se recueillent sur la tombe d’un ami dans le cimetière protestant de Rome. On reconnaît, à l’arrière plan, la pyramide de Cestius. Celle-ci, située à l’extérieur de la porte San Paolo, est le monument funéraire que le fonctionnaire romain Caius Cestius s’était fait ériger entre 18 et 12 ACN. Haute de 37 mètres, en ciment recouvert de plaques de marbre, elle s’inspire des modèles égyptiens très à la mode après la conquête de l’Egypte par Rome en 30 ACN. Dès le IIIème siècle, le monument a été incorporé au Mur D’Aurélien également visible sur la peinture. Elle fut souv
ent représentée par les artistes du XVIIIème siècle.
H. Robert, La Fontaine de Minerve (1773)
Le thème de la mort est bien le thème principal de l’œuvre, mais sa signification profonde et l’étrange conversation silencieuse entretenue par les deux hommes plongés dans leurs pensées, leurs yeux fixes et vides regardant vers le sol et le néant. On a parfois comparé ce sujet avec les dialogues spirituels que l’on entretenait avec les défunts dans les basiliques antiques.
Mais il est fort probable qu’une dimension philosophique vienne compléter ce tableau mélancolique. Il ne s’agit pas seulement de deux hommes se recueillant sur la tombe d’un ami perdu. Si message philosophique il y a, il est manifestement laïque. Il aborde manifestement la mort et le néant sous une forme particulière. Certains symboles renforcent l’idée des rituels de la franc-maçonnerie. La pyramide, l’ombre, l’acacia, l’éclair et les ténèbres s’opposant à la lumière pourraient représenter les premières étapes de l’initiation. En effet, la mort symbolique et la rédaction d’un testament mystique précède l’illumination et la révélation.
Mais peu importe, la construction savante du tableau, qui structure la profondeur du paysage, le jeu des clartés et des ombres, la poésie mystérieuse, voir envoûtante qui se dégage des effets de lumière qui traverse les nuages créant ce ciel zébré tel qu’on peut réellement l’observer dans certaines occasions, permettent la construction d’un récit que chacun adaptera à sa sensibilité. Les états d’âme parfaitement mélancoliques puisent directement dans le sublime de la nature, objet du renouveau après la mort pour les romantiques.
Cet équilibre entre les données traditionnelles de la religion et les recherches individuelles de l’homme pour chercher à expliquer la mort, et par delà toute les raisons de notre vie suscitent par ailleurs une mélancolie accrue et cultivée chez les préromantiques. Et comment en serait-il autrement ? Le dilemme éternel de l’homme est de constater avec effroi son essence éphémère. Chercher à l’expliquer, c’est interroger les sages, les prophètes, les dieux et les religions. L’absence de réponse définitive a de quoi bouleverser les hommes. Le docteur Faust, en décidant de boire le poison, constatait avec amertume l’impossibilité de répondre aux questions existentielles. Seule la mort y répondrait … peut-être … mais serait irréversible, donc inutile pour l’homme qui ne croit plus infailliblement en Dieu.
A. Kaufmann, Composition (1780)
Et quand on y pense, n’est-ce pas là la question fondamentale que se pose Mozart en teintant sa foi chrétienne des illuminations de la franc-maçonnerie ? Ecoutez la Flûte enchantée, bien sûr, et les musiques maçonniques. Mais écoutez surtout le Requiem ! Inachevé, certes, mais suffisamment complet pour nous montrer la tristesse et l’effroi du chant et surtout l’aspiration au calme et la diffuse lumière que distillent les instruments à vents.
Les cors de bassets, hautbois et bassons du début de l’Introïtus créent, sur une basse de larmes et de marche funèbre, une lumière bienfaisante et calmante. C’est encore elle que Mozart aura esquissé dans le Lacrimosa inachevé. Même inachevé, le Requiem reste le testament spirituel de Mozart. Un équilibre entre foi sacrée et illumination laïque. Ce n’est pourtant pas une contradiction. L’homme, dit-on, a besoin de croire en quelque chose et chacun se forge son opinion. Cela ne solutionne pas le problème, car le temps ne cesse de couler, mortifère, mais permet à la pensée de passer de cet effroi insupportable et tendu à cette contemplation mélancolique. Mélancolie de quoi ? De l’éternité pardi, de ce non-temps d’où nous venons et où nous avons peur de retourner. C’est ce que semblent me dire toutes ces œuvres avec certes quelques nuances. Mais je reste conscient que c’est moi qui donne le sens à l’œuvre, c’est là que le fameux dénominateur commun entre moi et l’artiste m’enrichit et m’oblige à mieux me connaître. La réflexion sur la mort est une fameuse leçon de vie !