Modest Moussorgski est né le 9 mars 1839 à Karevo dans la région de Pskov. Son père était d’origine noble et gérait des terres regroupant plusieurs villages et propriétés. Modest, le cadet des deux enfants fut très tôt initié au piano par sa mère, excellente musicienne. Mais comme beaucoup de nobles, il fut surtout élevé par une nourrice qui lui raconta des légendes populaires et lui apprit des chants populaires. Cet aspect de sa culture joua un rôle décisif sur sa production ultérieure.
Moussorgski à l’école des cadets
Pourtant, la tradition familiale le destinait à une carrière militaire. Il entre donc à l’école de Pétropavlovsk en 1849, puis à l’école des cadets. Parallèlement, il prend des leçons de piano à Saint-Pétersbourg avec Anton Herke, un ancien élève de Kalkbrenner à Paris et de Moscheles à Londres. A la mort de son père en 1853, Modest se rapproche de sa mère qui, désormais, comptera beaucoup pour lui. En devenant officier, il s’ouvre les portes des salons de Saint-Pétersbourg et y rencontre Borodine. Ce dernier décrit Modest comme un dandy, brillant pianiste apprécié des femmes. Le portrait tranche avec les images du dernier Moussorgski. Dans ces salons tournés vers le romantisme de Glinka et la mélodie populaire, un certain Balakirev s’applique à transmettre sa passion pour la musique authentiquement nationale. Il reconnaît immédiatement le talent de Modest et, ensemble, ils analysent des partitions de Beethoven, Schumann et Glinka. Mais Balakirev refuse absolument l’enseignement académique de l’harmonie et du contrepoint. Il incite donc Moussorgski à composer en autodidacte.
Moussorgski dandy
En 1860, Moussorgski a 21 ans et participe activement à cette génération d’intellectuels qui proposent une vaste remise en cause de la société russe. Cette prise de conscience avait eu lieu d’abord dans les milieux littéraires. Ainsi, Dostoïevski avait reçu dès 1845 un succès considérable en décrivant la misère sociale dans le récit épistolaire nommé Les Pauvres gens. Les philosophes préconisent l’entraide sociale et défendent l’idée que l’individu doit se mettre au service de la société. La génération idéaliste qui émerge de ce climat résulte aussi des grandes réformes du tsar Alexandre II telles que l’abolition du servage, par exemple, qui ruinera la famille du compositeur sans révolter le moins de monde Modest qui accepte ce nouvel ordre comme une bonne nouvelle. Il faudra vingt ans pour que cette décision soit appliquée réellement sur le terrain d’une Russie très attachée à ses traditions.
C’est dans ce débat riche d’idées nouvelles que des courants slavophiles se développent. Ils s’opposent la plupart du temps aux modes de fonctionnement des cultures européennes et en refusent les formes. Ainsi lorsque, a contrario, Anton Rubinstein fonde en 1862 le Conservatoire de Saint-Pétersbourg, un groupe farouchement opposé à la musique occidentale voit son apparition, le Groupe des Cinq. Sous l’instigation du critique musical nationaliste Vladimir Stassov, le Puissant petit groupe, comme il le nommait, rassemble autour de Balakirev les jeunes compositeurs Moussorgski, Borodine, Rimski-Korsakov et Cui. C’est ce dernier qui définit le mieux les aspirations du groupe : « La musique vocale, au théâtre, doit être en parfait accord avec le texte du livret. Les formes de la musique d’opéra ne sont pas assujetties aux moules traditionnels établis par la routine, elles doivent naître librement de la situation dramatique et des exigences particulières du texte. Il importe de restituer en musique, avec un maximum de relief, le caractère et le type des divers personnages ; de ne jamais tolérer le moindre anachronisme dans les œuvres d’inspiration historique ; de traduire fidèlement la couleur locale ».
Moussorgski au piano
Ces principes semblent particulièrement bien adaptés à Moussorgski. Ils privilégient l’opéra et l’écriture vocale, deux préoccupations majeures du compositeur de Boris Godounov et
de Khovanstchina. Mais en dehors d’un goût prononcé pour le folklore national, le groupe de Cinq, bien éphémère, se caractérise par une collaboration exceptionnelle entre les artistes. Balakirev propose des sujets d’opéras ou de poèmes symphoniques, Stassov suggère les textes, les réunions musicales régulières permettent de jouer les œuvres lorsqu’elles sont toujours en gestation, créant de la sorte une émulation, tant dans la critique constructive des œuvres testées que dans le travail personnel de chacun. De nombreuses œuvres du répertoire russe verront le jour dans cet esprit. Même Tchaïkovski qui pourtant ne faisait pas partie du groupe, s’adressera à Balakirev pour recevoir son avis sur certaines de ses propres œuvres.
Moussorgski ne s’est jamais marié. Il renonce à sa carrière militaire en 1858 pour se consacrer à son art. Pourtant, cette nouvelle liberté est peu productive. Le compositeur est déprimé et vit une période de mysticisme. Il s’installe dans un appartement de « commune » (procédé à la mode à cette époque, sorte de co-location) avec d’autres jeunes gens dont l’ambition est de vivre dans les idées nouvelles de partage. On s’échange des lectures, on en discute, on s’enthousiasme pour des idées nouvelles. Peu productif musicalement parlant et ruiné par l’abolition de l’esclavage qui rend ses propriétés inexploitables, il accepte un poste de fonctionnaire pour gagner sa vie. Mais ses projets d’opéras restent bien présents. Il compose des mélodies qui mettent en valeur son sens de l’humour, sa compassion pour les plus démunis et son esprit sombre et grave dans l’évocation de la mort. Quand sa mère meurt en 1865, il perd son soutien le plus fort et tombe malade. Il subit ses premières crises, sans doute d’épilepsie.
Berceuse des Chants et danses de la Mort de Moussorgski
C’est à Saint-Pétersbourg en 1868 qu’il commence son travail sur Boris Godounov d’après Pouchkine. Il resserre l’action en sept tableaux là où chez Pouchkine, il y en avait vingt-quatre. Il profite du soutien de Stassov, bibliothécaire, pour étayer sa documentation. En 1870, il s’éloigne de Balakirev et se rapproche de Rimski-Korsakov et louent un appartement commun où ils travaillent l’un et l’autre à leurs opéras. En 1872, la fameuse scène du couronnement de Boris est jouée à la Société des concerts russes sous la direction de Napravnik. Malgré la censure qui s’acharne à interdire l’œuvre, elle est jouée pour la première fois, grâce à une initiative privée, au Théâtre Mariinski le 27 janvier 1874 avec un succès mitigé. César Cui est le plus critique. Le Groupe des Cinq s’effondre, Moussorgski devient amer.
La dépression de Moussorgski correspond également à la mort de son ami, l’architecte et peintre Viktor Hartmann, dont l’exposition rétrospective inspirera les fameux Tableaux d’une exposition. Mais la pièce est plus connue dans l’orchestration de Maurice Ravel. Moussorgski l’avait conçue pour le piano et les pianistes qui lui reprochent de n’être pas « pianistique » devraient se souvenir que le compositeur était un pianiste remarquable. La pièce, loin d’être malhabile, s’appuie sur la nécessité de l’expression et sa richesse provient sans doute de sa liberté vis-à-vis du clavier.
La crise s’accentue et se renforce à cause des excès de boisson et de l’épilepsie. Mis à la porte de son appartement, Moussorgski est hébergé Naoumov qui l’entraîne dans des beuveries de plus en plus orgiaques. Pour cacher ses faiblesses, il se cache de ses amis. Comme un dernier sursaut d’orgueil, il décide de partir en tournée pour accompagner la cantatrice Daria Léonova. Sa dernière apparition publique, en 1880, est spectaculaire. Il improvise un glas dans une cérémonie en hommage à Dostoïevski mort une semaine plus tôt. Hospitalisé, il meurt le 16 mars
1881 en buvant une bouteille de cognac pour fêter son anniversaire à 42 ans !
Moussorgski peint par Repin
Destin tragique que celui de cet homme dont la production est finalement trop courte et incomprise par ses contemporains et amis. La profession de foi de Moussorgski est pourtant très claire. L’art est un moyen de communication entre les hommes aussi efficace que la parole. Mais pour atteindre ce but ultime, il faut renoncer aux traditions musicales occidentales qui sclérosent la musique et chercher inlassablement la formule juste. Pour lui les formes ne sont pas figées dans le temps. Il admire les grands novateurs de l’histoire comme Palestrina, Bach, Beethoven, Schumann ou Liszt, mais il refuse de se laisser enfermer dans les conventions scolaires qui les considèrent comme l’unique moyen d’écrire de la musique. C’est donc bien la convention qu’il réfute, pas les génies de l’histoire, et sa musique témoigne, à chaque mesure, de ce travail acharné.
C’est là surtout que l’incompréhension a fait de lui un personnage en perdition. Même ses amis les plus intimes voudront toujours voir en lui un homme maladroit dans l’orchestration et les enchaînements harmoniques. Rimski-Korsakov, héros du Groupe des Cinq, rentrera dans le rang en reprenant des études au conservatoire et en y enseignant l’art classique. Il jugera l’œuvre de son ami immature et naïve. Il transformera radicalement la fameuse Nuit sur le Mont Chauve en réorchestrant la pièce prévue, au départ, pour des effectifs dispersés dans la salle créant ainsi une dimension spatiale en accord avec la sorcellerie et le mystère du sujet, et en la rendant plus « classique ». C’est encore dans cet esprit qu’il révisera Boris Godounov et Khovanstchina, certes en leur assurant de la sorte un avenir glorieux, mais en gommant systématiquement toute la rudesse et tous les efforts consentis pour parvenir à une musique aussi forte que le langage.
Aujourd’hui, comme le souligne Brigitte Massin dans son Histoire de la musique occidentale (Fayard, p. 874), « … Si d’aucuns se permettent, au nom des sacro-saintes lois harmoniques admises par les traités, de critiquer tel enchaînement d’accords des tableaux d’une exposition, tout en feignant une souriante indulgence envers « l’autodidacte », ils ne peuvent pas nier la grandeur d’une œuvre qui échappe à l’analyse « administrative ». Moussorgski a donné à ses successeurs le droit de revendiquer la liberté vis-à-vis des formes et du langage. Elle a été saisie au vol par un Debussy ou un Stravinski qui ont, à leur tour, transmis cette fièvre de recherche à notre vingtième siècle ».