Vacances définitivement finies, voilà la nouvelle saison avec son cortège d’activités culturelles qui, il faut bien l’avouer, reviennent avec plaisir. Mais s’il faut encore attendre quelques jours pour la reprise des cours et des conférences (voir agenda), j’avais envie de débuter ce mois de septembre avec la plus célèbre œuvre du monde, j’ai nommé la fameuse Monna Lisa, la Joconde, de Leonardo da Vinci. Que dire sur le sujet qui n’a encore fait l’objet de colloques, d’articles et d’interventions en tous genres? Rien, évidemment. Mais si vous voulez rafraîchir votre mémoire sur le rôle exact de cette œuvre et de son célèbre auteur dans l’histoire (et pas seulement dans l’histoire de l’art!), je vous recommande la lecture de ce superbe texte, Les visages de la Joconde par Vincent Pomarède, conservateur au département des peintures du Musée du Louvre à Paris (http://www.puc-rio.br/louvre/francais/magazine/jocon.htm).
Car ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de dire un petit mot de la célébrité, de l’obsession, même, que les artistes ont manifesté à l’égard de la Joconde. En effet, depuis toujours, l’œuvre fait l’objet d’une attention particulière, comme le signale Vincent Pomarède. Au XVIème siècle déjà, Vasari lui-même, qui ne l’avait pourtant jamais vue, en fournit une description détaillée et minutieuse… mais fantaisiste! Il inventa même des détails inexistants en décrivant les cils de Monna Lisa que le peintre avait pourtant omis.
Mais c’est surtout au XIXème siècle, à l’époque où se répandit un véritable culte de Léonard de Vinci, une vague de « léonardisme », que la Joconde atteignit le sommet de sa popularité. Dès 1800, Bonaparte avait l’avait fait installer dans sa chambre à coucher aux palais des Tuileries. Il la nommait « Madame Lisa » et éprouvait pour elle une véritable vénération. Quatre ans plus tard, l’œuvre faisait son entrée au Louvre. Sa fortune était définitivement assurée.
Accessible à un large public, ce portrait ambigu, entouré d’un halo de mystères, elle allait exercer une puissante attraction sur la génération romantique, puis, à la fin du siècle, sur les représentants de l’esthétique « décadente ».
Ainsi, Corot s’inspira directement du modèle de Léonard pour peindre la Femme à la perle (1868-1870). Mais ce sont surtout les écrivains de Théophile Gautier à George Sand, qui contribuèrent à entretenir le mythe. En Angleterre, on retiendra les textes d’Oscar Wilde. En Italie, Gabriele d’Annunzio, auteur de Vierges aux rochers et d’une Léda sans cygne, composa en 1868 une tragédie intitulée La Joconde. Même Jules Verne écrivit une comédie intitulée Monna Lisa en 1874.
Fasciné par la figure de Léonard de Vinci, Sigmund Freud lui consacra un essai en 1910 où il brosse de l’artiste un portrait qui mérite réflexion.L’extrait que voici suffit à illustrer la grande théorie freudienne: « Mais quand il enseignait à dédaigner l’autorité et à rejeter l’imitation des Anciens, sans cesse, il désignait l’étude de la nature comme source de toute vérité, il ne faisait que reproduire, sur le mode de la plus haute sublimation que puisse atteindre l’homme, l’attitude qu’il avait déjà eue enfant, et qui s’était imposée à lui alors qu’il ouvrait sur le monde des yeux étonnés. Ramenés de l’abstraction scientifique à l’expérience individuelle concrète, les Anciens et l’autorité correspondaient au père, et la Nature redevenait la bonne et tendre mère qui l’avait nourri ». (S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1927).
S’il est vrai que La Joconde fut l’objet d’un véritable culte, il faut rappeler aussi qu’elle suscita, comme n’importe quel objet adulé, la réaction complètement inverse. C’est contre cette image culte, devenue par un raccourci extraordinaire le symbole de l’Art (avec un A majuscule) que certains avant-gardistes réagirent d’une manière particulièrement iconoclaste. Les futuristes la détestaient et la jugeaient « fétide ».
Casimir Malevitch balafra sa Monna Lisa de deux traits en forme de croix en 1914, cinq ans plus tard, Marcel Duchamp lui ajouta des moustaches, offrant ainsi l’archétype de toute future image transgressive du chef-d’œuvre de Léonard (et de toute image transgressive tout court d’ailleurs). Il lui ajouta le titre provocateur L.H.O.O.Q., à la fois homophone du mot anglais look et surtout allographe d’un mot qu’on peut prononcer: « Elle a chaud au cul »!
A la suite de Duchamp, de nombreux artistes récupérèrent l’image de Monna Lisa pour cultiver l’irrévérence par rapport aux codes traditionnels de l’art. Quelques exemples provocateurs suffisent à l’illustrer. Salvatore Dali donna à la Joconde des moustaches semblables aux siennes en 1930, Fernand Léger (1930) et Andy Wahrol (1963) sont les plus célèbres. En voici quelques unes parmi les plus représentatives.
C’est donc bien le chef-d’œuvre qui suscite les réactions les plus vives, qu’elles soient admiratives ou dévotes ou provocatrices, iconoclastes et indécentes. La rançon de la gloire est bien celle-là. Léonard de Vinci est l’un des plus grands génies de l’histoire de l’homme. Tout a été dit sur lui déclenchant simultanément le culte et la haine. Il en va de même de tous les génies de l’histoire. C’est, par exemple, parce qu’ils représentent l’archétype de l’esprit humain que Léonard de Vinci, Jean-Sébastien Bach ou Albert Einstein sont passés par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.