Résurrection (1)

Approchant de Pâques, le moment est venu de poursuivre notre voyage au cœur des symphonies de Gustav Mahler et d’évoquer la « Résurrection » toute particulière mise en scène par cet homme singulier. Après « Titan », un premier volet particulièrement réussi, voici l’une des plus grandes symphonies de l’histoire… à moins que toutes les symphonies de Mahler ne figurent parmi les chefs-d’œuvre du genre…! Il faudra bien deux billets pour en survoler l’immense propos.

La Deuxième Symphonie, en ut mineur,  appelée « Résurrection » est une immense fresque       composée entre 1888 et 1894. Le style monumental qu’elle partage avec les Première et Troisième Symphonies, la force de son message mêlant angoisse existentielle, foi chrétienne en la résurrection et célébration de la nature, et le vaste finale avec chœur et solistes vocaux dans la lignée de la Neuvième Symphonie de Beethoven, en ont fait l’une des œuvres les plus populaires de Mahler.

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On a peine à imaginer qu’un ouvrage aussi unitaire et puissamment structuré que la Deuxième Symphonie de Mahler ait été le fruit d’un long et douloureux effort, et pourtant plus de six ans se sont écoulés entre les premières esquisses et l’achèvement du grandiose finale. En 1888, à 28 ans, Mahler occupe depuis deux ans un poste de chef d’orchestre à l’Opéra de Leipzig où il a composé en pleine saison sa Première Symphonie. L’encre est à peine sèche sur la partition lorsqu’il en conçoit une autre, en ut mineur.

Mahler demandé, dans une perspective dynamique et spatiale, une disposition particulière des instrumentistes: le gros de l’orchestre est sur la scène et un ensemble de cuivres et de percussions joue depuis les coulisses. Pour la section des cordes, Mahler prescrit « le plus large contingent possible » de premiers et seconds violons, d’altos, de violoncelles et de contrebasses (certaines avec une cinquième corde de do). De plus, elle est l’une des quatre symphonies de Mahler utilisant des voix: une contralto chante « Urlicht » (Lumière originelle), le quatrième mouvement, et le final fait intervenir une soprano, une contralto et un chœur.

Son exécution dure environ quatre-vingt minutes ; elle est en cinq mouvements :

 1. Allegro maestoso (Todtenfeier). Mit durchaus ernstem und feierlichem Ausdruck
 2. Andante moderato. Sehr gemächlich
 3. Scherzo. In ruhig fliessender Bewegung
 4. « Urlicht ». Sehr feierlich, aber schlicht (Texte extrait de « Des Knaben-Wunderhorn »)
 5. Im Tempo des Scherzo. Wild herausfahrend (Texte de Friedrich Gottlieb Klopstock et Gustav Mahler)   

Mahler avait composé en 1888  un poème symphonique qui exista pendant cinq ans de  manière indépendante sous le nom de Todtenfeier (Cérémonie funéraire), titre que Mahler avait emprunté à la version allemande du poème épique de l’illustre écrivain polonais Adam Mickiewicz (un auteur qui avait beaucoup inspiré Chopin dans ses œuvres « polonaises »). Achevée à Prague au mois d’août 1888, la partition  restera longtemps dans les cartons de Mahler car, nommé directeur de l’Opéra de Budapest à la fin de l’année, il est désormais bien trop absorbé par ses tâches artistiques et administratives pour se remettre à composer..  C’est ce poème qui sera remanié pour devenir le premier mouvement du vaste ensemble que représente la deuxième symphonie. La direction de l’Opéra lui laissant peu de temps pour la composition, il n’abordera les mouvements suivants que cinq ans plus tard. En 1891, il devient directeur de l’Opéra municipal de Hambourg ; en octobre, il joue au piano sa composition au grand chef Hans von Bülow, qui la rejette avec cette déclaration désormais célèbre: « Si ce que j’ai entendu est de la musique, alors je ne comprends plus rien à la musique ! En comparaison de ce que je viens d’entendre, Tristan me fait l’effet d’une symphonie de Haydn. »

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Hans von Büllow

Pendant l’été 1893, il commence la composition des deux mouvements suivants, plus courts, et met à nouveau l’ouvrage de côté dans l’attente de l’inspiration nécessaire pour l’achever par un morceau adéquat.  En 1894, alors qu’il assiste aux obsèques du même Hans von Bülow, on entonne un hymne du grand poète allemand Friedrich Klopstock, «  Aufersteh’n » (Résurrection).

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Portrait of Friedrich Gottlieb Klopstock by Johann Caspar Füßli.

Ce texte  laisse à Mahler une impression telle qu’il décide de conclure sa symphonie par un immense mouvement couronné par un chœur basé sur le poème. Son rôle: équilibrer les angoisses exprimées par le premier mouvement et créer une percée « positive ». Le travail de composition proprement dit sera accompli l’été suivant à Steinbach en trois semaines. Au poème de Klopstock, Mahler a ajouté bon nombre de vers de sa propre plume, qui non seulement l’amplifient mais en transforment la pensée du poète. Le passage essentiel dans lequel il exprime sa confiance en l’être humain, capable selon lui de modeler son propre destin, est celui-ci:

Avec des ailes que je me suis moi-même conquises,
Dans un brûlant élan d’amour,
Je m’envolerai vers la lumière invisible à tout œil,
Je meurs afin de revivre.

Pourtant, au regard de l’immense partition, il n’est guère prouvé que le dénouement de la symphonie soit une véritable percée vers la résurrection et vers la lumière, j’y reviendrai. Le compositeur rédigea un programme à l’intention de son cercle d’amis, sans vouloir le communiquer au public. Le premier et le dernier mouvement, durant respectivement une vingtaine et une trentaine de minutes, sont deux grandes fresques qui encadrent la symphonie. Le pivot est fourni par les trois mouvements centraux, des épisodes plus courts et de caractère très différent.


 

Dans son esprit, le premier mouvement, un Allegro maestoso, représente des funérailles, celles du « Titan », héros et être humain de la Première Symphonie, qui trouve ici son aboutissement. Il exprime l’interrogation existentielle de la résurrection selon l’enseignement de la religion: la vie et la mort ont-elles un sens, et y a-t-il une vie après la mort ? Il s’agit d’une marche structurée comme une forme sonate. En do mineur comme le modèle du genre, la Marche funèbre de la Symphonie héroïque de Beethoven, elle joue sur le contraste, typique de toute l’œuvre de Mahler, entre des passages éclatants, tourmentés et violents, ici frappés comme une marche funèbre, et d’autres de renoncement profonds et douloureux.

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Début de la symphonie avec son motif de contrebasses et de violoncelles

Sur un violent tremolo, les contrebasses introduisent un motif puissant et tragique qui s’étend pendant 43 mesures. Il est le premier grand motif de l’œuvre et est complété par un chant, joué aux hautbois puis repris aux autres bois, qui annonce déjà le final. Il s’amplifie aux cordes et devient tragiquement grandiose. Le premier fortissimo éclate et une transition calme le jeu.  C’est alors l’entrée du second thème, lyrique, un de ces chants d’amour dont Mahler a le secret. Il s’amplifie avant de dégénérer et de laisser à nouveau la place au premier thème. C’est sur une coda clamant le motif du destin (pom pom pom pom) que l’énorme thème finit par s’éloigner, comme un cortège funèbre rappelant la marche sur « Frère jacques » de la première symphonie ».

 

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Premier mouvement, thème principal

La harpe, imperceptible laisse donc la place au développement. Le temps semble s’être arrêté et les instruments dialoguent calmement dans cette immobilité fantastique. Instant de méditation qui nous transporte très loin, on ne remarque pas tout de suite que le pas de la marche a fait sa réapparition aux basses, bien entendu. Cette fois, elle semble évoquer un cortège qui se forme, prend de l’ampleur, accélère, se transforme presqu’en marche victorieuse… jusqu’à ce que les sombres pressentiments ne réapparaissent et que les coups du destin ne se mettent à frapper à nouveau. Il s’ensuit une formidable foire d’empoigne. Tout se calme à nouveau et les le violon solo dialogue un bref instant avec le hautbois.


Un roulement de timbale… et c’est la réexposition. Terrible ! D’abord puissante, ensuite sournoise, elle gonfle sur un motif plaintif du cor anglais. On entend les échos du Dies Irae.

Bientôt paraît aux six cors un élément nouveau, un choral solennel apparenté au Dies Irae qui jouera, dans le final, un rôle essentiel puisqu’il représentera le Jugement Dernier. Le déchaînement symphonique qui suit s’amplifie jusqu’au retour du premier thème dans sa forme originale. La réexposition abrégée est suivie d’une conclusion puissante où les thèmes se désagrègent peu à peu. Tout se termine par un terrible écroulement, une gamme descendante rapide, inéluctable vers le silence du tombeau.


À suivre dans quelques jours…