Résurrection (2)

Le long premier mouvement de la Deuxième Symphonie de G. Mahler, voir le billet de lundi, est si sombre, si violent et contraste tellement avec le deuxième que Mahler demande dans la partition qu’une pause d’au moins cinq minutes ait lieu entre les deux. Cette indication, destinée non pas à un entracte, mais à sortir de l’état tragique  et funèbre précédent est rarement respectée. Les orchestres en profitent bien souvent pour se réaccorder, alors qu’un vrai silence recueilli serait de rigueur. Mais encore faudrait-il que le public garde aussi ce silence!

Le deuxième mouvement, donc, est un rappel des moments heureux de la vie du défunt. C’est un Andante moderato noté « Sehr gemächlich. Nicht eilen » (« Très modéré. Ne pas presser. »).  Il commence par un Ländler de style gracieux, détendu et rayonnant. Mahler, comme beaucoup de compositeurs romantiques, trouvera dans la danse populaire ou dans la valse viennoise la métaphore de la vie, de l’existence. La danse, c’est la vie!

 

mahler,symphonie n 2,résurrection,2011

Thème de ländler du deuxième mouvement


 

Lui succède un second épisode, en triolets, d’atmosphère un rien plus pressante, plus sombre aussi. Le premier épisode est ensuite réexposé, accompagné d’un superbe contre-chant des violoncelles dont Mahler était particulièrement fier.

Le troisième mouvement exprime la perte de la foi sur un mode ironique. ICe n’est pas la première fois que e compositeur utilise ‘ironie pour nous faire sentir ses idées philosophiques. Ce sera d’ailleurs un leitmotiv de toute sa production. On se souvient déjà de cette étrange marche funèbre sur la chanson populaire « Frère Jacques ». Une bonne part des sujets de ses lieders seront également centrés sur l’ironie. Ce mouvement est noté « In ruhig fließender Bewegung » (« En un mouvement tranquille et coulant »). C’est un scherzo basé sur Des Antonius von Padua Fischpredigt, l’un des lieder de Mahler dans Des Knaben Wunderhorn, qui narre de manière grinçante le prêche aux poissons de Saint Antoine de Padoue. Tous écoutent le Saint avec la plus grande attention avant de s’en aller et de reprendre leurs activités sans se soucier le moins du monde des recommandations du prêcheur.

 

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Une série de coups de timbales introduisent, en decrescendo, le rythme du mouvement, ironiquement dansant, sur lequel les cordes et les vents jouent une mélodie de caractère léger, mais tordue et aigrie jusqu’à la grimace. Mahler y mêle le grotesque et la tragédie pour mieux souligner la vacuité supposée de toute chose et faire de ce scherzo une étape « négative » contrastant avec le ländler précédent dans le déroulement de la symphonie. Un tutti frissonnant conclut le mouvement. Mahler critique ouvertement le peu de cas que les hommes font des propos de sagesse de Saint Antoine. Au sens large, c’est toute l’efficacité de la religion qui est remise en cause de manière cinglante.

Le quatrième mouvement évoque la renaissance de la foi naïve et pure (« Je viens de Dieu et veux retourner à Dieu »). Urlicht (Lumière originelle), noté « Sehr feierlich aber schlicht. Choralmässig » (« Très solennel, mais modeste. Modéré comme un choral »), est un chant pour contralto basé sur le Lied  du même nom appartenant lui aussi au cycle Des Knaben Wunderhorn. Il est de caractère intemporel et représente l’un de ces extraordinaires adagios dont Mahler a le secret. Le compositeur exigeait que la contralto le chantât « comme un enfant au paradis ». La voix humaine occupe donc le premier plan, notamment soutenue par une sorte de fanfare douce et contenue des cuivres qui évoque la musique funèbre. Car pour accéder à Dieu, il faut mourir. Cet adagio s’inscrit donc, comme tous les autres d’ailleurs, dans la perspective de l’adieu au monde. C’est aussi ce qui le rend profondément émouvant. En voici son texte: 

 

O Röschen rot,
Der Mensch liegt in größter Not,
Der Mensch liegt in größter Pein,
Je lieber möcht’ ich im Himmel sein.
Da kam ich auf einem breiten Weg,
Da kam ein Engelein und wollt’ mich abweisen.
Ach nein, ich ließ mich nicht abweisen!
Ich bin von Gott und will wieder zu Gott,
Der liebe Gott wird mir ein Lichtchen geben,
Wird leuchten mir bis [in]1 das ewig selig’ Leben!

Ô Petite rose rouge,
L’humanité gît dans une très grande misère,
L’humanité gît dans une très grande souffrance.
Toujours j’aimerais mieux être au ciel.
Une fois je venais sur un large chemin,
Un ange était là qui voulait me repousser.
Mais non, je ne me laissais pas repousser !
Je viens de Dieu et je retournerai à Dieu,
Le cher Dieu qui me donnera une petite lumière
Pour éclairer mon chemin vers la vie éternelle et bénie !

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Enfin, le cinquième mouvement, « In Tempo des Scherzos » (« Dans le tempo du scherzo »), voit le Jugement dernier, la réalisation de l’amour de Dieu et la proclamation de la résurrection et de la vie éternelle (« Je mourrai pour vivre… Ce que tu as vaincu te portera vers Dieu ! »). Comme celui de la Première Symphonie, ce final est introduit par une explosion fortissimo, comme un cri, aux cymbales, entre autres, libérant une courte fanfare, qui évoque également le début du Presto de la Neuvième Symphonie de Beethoven.  On peut d’ailleurs employer la même terminologie que celle de Beethoven en lui donnant le nom de motif de la terreur.

 

Un énorme effondrement débouche sur une partie beaucoup plus lente qui annonce, en do majeur, la résurrection.  Pour la première fois, on entend les cors sonner des coulisses de la scène. Un appel sombre, un motif du destin dans une couleur presqu’irréelle. De manière très solennelle sonne alors, aux cuivres le Dies Irae, annonce du fameux Jugement dernier. Un orchestre, d’une ampleur exceptionnelle combine le thème de la résurrection et celui du Jugement. L’instant est solennel et il intègre l’angoisse de l’être en attente de cet instant ultime, tant espéré par « Urlicht« .

Sonne en fanfare le motif du destin. Un énorme roulement de timbale entame la section de marche triomphale. Mais de quel triomphe s’agit-il? Tout simplement de l’imagerie naïve voulant qu’au dernier jour, les morts sortent de leur tombe et se rendent en cortège serré, vers le lieu du Jugement. S’installe donc une marche très impressionnante, remplie de la confiance du croyant. Avec une force exceptionnelle, ce cortège, accompagné du Dies Irae et du motif du destin, avance confiant. Trompettes, cors et trombones sonnent à tous vents. Pourtant, rapidement un grain de sable vient dérègler la mécanique. Dissonances, on n’y prète pas attention et la confiance persiste. Mais de plus en plus d’accrocs, les dissonances se multiplient, le Dies Irae est de plus en plus menaçant. Le cortège, coûte que coûte poursuit sa route et retrouve la confiance aveugle. Soudain, tout s’effondre en un cataclysme inattendu. Une énorme déflagration projette tout ce beau cortège dans le néant. Le Jugement dernier n’aura pas lieu!


Suit une récitatif très étrange. Dans une ambiance irréelle, où la fanfare des coulisses sonne comme une musique de kermesse alors que les cordes souffrent. Tout le paradoxe de la musique de Mahler! Ironie! De nouveau un coup terrible et c’est le cri initial qui réapparait! Tout cela pour rien? Non! Les cuivres reprennent alors le thème de la résurrection et calment le jeu avant de gagner à nouveau en puissance et déboucher sur un nouvel appel au Jugement vite transformé en jardin sonore bien étrange.


En effet, chants d’oiseaux, sonneries, le climat est surréaliste. Immobile. Tous finissent par se taire et le silence s’établit enfin. Alors le chœur, a cappella et triple pianissimo, bientôt rejoint par la soprano, entonne l’hymne de la résurrection de Klopstock, avant que la contralto ne chante à son tour les vers de Mahler, sublime!. Le thème de la résurrection est repris par les trompettes dans une paix lumineuse retrouvée. C’est ensuite au tour des ténors et basses, qui dialoguent avec les sopranos et contraltos pour mener l’annonce finale de la résurrection dans un glorieux triple fortissimo, auquel se joignent l’orgue et les cloches.


 

La résurrection n’a donc pas été celle du Jugement dernier dont Mahler affirme ici son aspect obsolète. La vraie résurrection, celle qu’il veut nous faire partager à l’issue de cette immense symphonie n’est pas celle de l’imagerie traditionnelle. Elle touche au renoncement, à une forme de panthéisme qui annonce le propos entier de la troisème symphonie. En attendant, sur le thème de la douleur, les solistes entament les paroles: « Rien n’est perdu pour toi… ce qui a été créé doit périr pour renaître« . Ce propos, si proche de celui du Requiem allemand de Brahms, intègre désormais l’homme dans le cycle de la nature, du cosmos. Panthéisme plus que croyance dans les Écritures. C’est l’amour qui est convoqué « in extremis » pour affirmer, avec les grands romantiques, l’essence de la vie sur terre et la passerelle vers l’éternité.

 

« Résurrection » prolonge donc le propos de la Première symphonie et annonce celui de la Troisième. Étape essentielle dans le parcours spirituel de Gustav Mahler, la Deuxième est l’une des plus appréciée aujourd’hui grâce à son effectif gigantesque et à son optimisme de façade qui, finalement, ne touche que les dix dernières minutes de l’oeuvre. Il sera bientôt anihilé par les autres oeuvres. Toujours est-il que l’ambitieuse partition sera plusieurs fois révisée jusqu’en 1909. La création de l’œuvre ne fut pas simple à organiser. Pourtant, grâce à l’aide de Richard Strauss, les trois premiers mouvements furent créés à Berlin en mars 1895, par l’Orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Mahler lui-même. La salle était à moitié vide et la critique musicale  protesta contre ce « pathos bruyant et pompeux »  et des « dissonances atroces ». L’aide de deux mécènes hambourgeois permit au compositeur et à l’orchestre d’organiser une exécution des cinq mouvements en décembre de la même année. La réaction du public fut enthousiaste et l’œuvre fut saluée par Arthur Nikisch, Felix Weingartner et Engelbert Humperdinck. En France, à l’inverse, Claude Debussy  quitta ostensiblement la salle lors de la première parisienne, et déclara : « Ouvrons l’œil (et fermons l’oreille)… Le goût français n’admettra jamais ces géants pneumatiques à d’autre honneur que de servir de réclame à Bibendum. »

 

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Mahler dirigeant, caricature datée de 1901


 

Quoi qu’il en soit, le chemin à parcourir sera encore long avant que Gustav Mahler ne soit reconnu comme un grand compositeur. Bien sûr, la Deuxième Symphonie sera la première œuvre de son auteur à franchir les frontières du monde germanique, lorsque le chef Sylvain Dupuis, qui avait déjà dirigé l’ouvrage à Liège convie Mahler à la diriger lui-même dans la Cité ardente, dans la série des Nouveaux Concerts. Notons encore que l’enregistrement de la Deuxième par Oskar Fried (voir le témoignage de Klemperer dans le billet du 10 mars), réalisé à Berlin en 1924 est le premier enregistrement connu d’une œuvre de Mahler... d’innombrables autres allaient bientôt suivre…!